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Reportage

Action devant la Fondation Abbé-Pierre : «Nombre d’agresseurs sont ceux à qui on donnerait le bon Dieu sans confession»

Affaire Abbé Pierredossier
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Alors qu’une dizaine de nouveaux témoignages ont été enregistrés par Emmaüs depuis la publication du rapport accusant le prêtre de violences sexuelles la semaine dernière, une action a été menée devant le siège de la Fondation Abbé-Pierre ce mercredi 24 juillet.
L'abbé Pierre, de son vrai nom Henri Grouès, en décembre 1987à l'abbaye Saint Wandrille (Seine-Maritime). (Mychele Daniau/AFP)
publié le 24 juillet 2024 à 17h44

Un visage apparaît dans l’entrebâillement de la fenêtre. «Qu’est-ce que vous faites ?» Deux militantes perchées sur le rebord fixent une longue banderole bleue devant le siège de la Fondation Abbé-Pierre, dans le XIXe arrondissement de Paris. «On fait un hommage à l’abbé Pierre… Femmage aux victimes !», lui répond en contrebas Arnaud Gallais, cofondateur de l’association de lutte contre les violences faites aux enfants Mouv’Enfants et démissionnaire de la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants). Des regards curieux s’échappent des habitacles de voitures, tandis que des passants ralentissent le pas pour s’attarder sur l’action organisée ce mercredi 24 juillet à la mi-journée.

«Stop le SAV. Tout le monde savait», dénonce l’une des pancartes. Mercredi 17 juillet, un rapport indépendant commandé par Emmaüs et la Fondation Abbé Pierre a mis en cause le prêtre, mort en 2007, pour des faits de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles entre la fin des années 70 et 2005. Huit femmes victimes ont témoigné et une dizaine de signalements ont depuis été enregistrés par le mouvement Emmaüs, ont révélé les journaux du groupe EBRA mardi. «C’est bien de dire aux victimes qu’on les croit, mais cela ne suffit pas quand on apprend que le diocèse de Grenoble avait l’information, tout comme Martin Hirsch, longtemps à la tête d’Emmaüs France, ou le directeur du lieu de mémoire de l’abbé Pierre à Esteville» (Seine-Maritime), tonne Arnaud Gallais en déplorant une «situation tristement banale». Les militants en appellent désormais directement au garde des Sceaux et au procureur de la République. «On demande l’ouverture d’une enquête, que le parquet s’autosaisisse. La non-dénonciation est un délit trop peu poursuivi», ajoute Arnaud Gallais, en réclamant aussi la fermeture du lieu de mémoire normand. «Ça ne veut pas dire que l’abbé Pierre n’a pas existé, mais simplement qu’on ne peut pas rendre hommage à un agresseur.»

«Il n’y a pas de profil type de l’agresseur»

Sous une silhouette en carton de prêtre, un drap gris est installé sur le bitume. Les rubalises jaunes et autres plots de marquage y font rapidement apparaître une scène de crime. Aux côtés de vêtements, des croix et chapelets sont éparpillés, comme un rappel que le statut de religieux idolâtré pour ses actions envers les plus précaires a permis à Henri Grouès (son vrai nom) d’asseoir son emprise et de maintenir l’omerta. «L’abbé Pierre passait pour une personne qui ne pouvait pas se maîtriser. Une forme de malade sexuel. […] Une réalité que nous dénonçons aujourd’hui car les agresseurs ont bien un visage humain», scande dans le mégaphone Yolande, présidente du collectif De la parole aux actes, coorganisateur de cette action. Militante au sein de Mouv’Enfants et du collectif Soutien Ciivise, Suzanne Frugier appuie : «J’espère que les gens vont se rendre compte que les violences sexuelles sont massives et qu’il n’y a pas de profil type de l’agresseur.»

Habitante du quartier, Mouna prend quelques minutes pour écouter les prises de parole. Elle s’inquiète : «Il y a deux formes de victimes aujourd’hui : les victimes de l’abbé Pierre et les mal logés qui risquent de pâtir d’une baisse de dons en raison des agissements du prêtre.» Cette femme de 35 ans fait partie des soutiens à la Fondation. «J’ai fait un don dès le versement d’un de mes premiers salaires. Je me pose la question de le refaire ou non.» Alors que 70 % des victimes de violences sexuelles dans leur enfance connaissent un parcours de précarité, selon le rapport de la Civiise, les militants s’alarment d’une possible surreprésentation de cette population chez les bénéficiaires d’Emmaüs et de la Fondation Abbé-Pierre. «Comment est-ce qu’on les accompagne après ces révélations ?» interroge Arnaud Gallais en rappelant les 330 000 victimes de pédocriminalité dénombrées dans l’Eglise catholique par la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise), en 2021.

«Maintenant qu’il est mort, elles parlent»

Promenant son chien dans le quartier, sourcils froncés à la vision des pancartes, une femme d’un certain âge interpelle Arnaud Gallais : «Ce que je ne comprends pas, c’est que quand il était vivant, elles [les victimes, ndlr] ont fermé leurs bouches et que maintenant qu’il est mort, le pauvre, elles parlent.» Appuyant l’effort de pédagogie de la militante de son association Suzanne Frugier sur le phénomène d’emprise, Arnaud Gallais réplique : «Nombre d’agresseurs sont ceux à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. J’ai moi-même été violé par un prêtre pédocriminel, je n’ai réussi à parler que quand il était mort.» Visiblement bousculée, cette Parisienne s’inquiète néanmoins de la chute de l’idole : «Qu’est-ce qu’ils vont faire pour l’abbé Pierre ?» A leur départ, les militants entourent l’imposante porte noire de rubalise jaune. Le visage du prêtre, informant de la présence du siège de la Fondation, est lui recouvert d’un sticker contre les violences sexuelles faites aux enfants. En fin d’après midi, un collage, effectué sur les murs du siège de la Fondation, a été en partie «arraché par une passante», selon Arnaud Gallais. «On s’est fait insulter. Après un appel d’un passant, une intervention de police a même eu lieu», regrette-t-il. La Fondation n’a pas souhaité porter plainte. Catherine Salvadori, militante, résume : «Le silence toujours le silence.»