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Interview

Appels au 3919 : «Les témoignages de violences conjugales s’apparentent de plus en plus à des actes de tortures ou de barbarie»

Alors que 140 féminicides ont été recensés en 2024, le rapport annuel de l’Observatoire de la Fédération nationale Solidarité femmes, qui gère la ligne d’écoute du 3919, témoigne d’un nombre croissant d’appelantes.
Dans un centre d'écoute du 3919, en novembre 2020 à Paris.. (Cha Gonzalez/Libération)
par Eugénie Corre
publié le 26 juin 2025 à 17h56

Rendu public mardi 24 juin, le rapport 2024 de la Fédération nationale Solidarité femmes (FNSF) est une sorte de baromètre sur les violences faites aux femmes. Fondé sur les appels recueillis anonymement sur la ligne d’écoute 3919, le document met en lumière deux phénomènes émergents : l’augmentation des contre-plaintes de la part de personnes mises en cause par les appelantes, et l’intensification des violences extrêmes sur les femmes. Pour Mine Günbay, directrice générale de la Fédération nationale Solidarité Femmes, le fait que la société se soit saisie de la question des violences conjugales facilite l’accès au 3919 pour les femmes victimes de violence.

Un des phénomènes saillants qui ressort de votre rapport, c’est l’augmentation des contre-plaintes. Une personne mise en cause pour violences dépose plainte à son tour contre la personne qui l’a accusée. Comment l’expliquez-vous ?

Ce phénomène montre que les agresseurs ont bien compris aujourd’hui que la justice faisait, en partie, son travail. Ils se saisissent donc des outils des victimes pour déposer plainte à leur tour. Ce qui est préoccupant, c’est que ces contre-plaintes visent à créer une forme de symétrie dans les violences. Cela signifie que lorsqu’une femme se défend ou que l’homme suppose qu’elle va porter plainte, il prend les devants. Donc on observe des condamnations de femmes, dans des délais parfois étonnamment rapides, alors qu’elles sont les victimes.

C’est un phénomène que nous mettons en avant cette année, mais cela fait deux ou trois ans que nous alertons sur cette question.

Un autre phénomène majeur du rapport est l’intensification des violences extrêmes envers les femmes. Pouvez-vous l’expliquer ?

Les écoutantes les plus expérimentées nous disent que les appels deviennent de plus en plus difficiles à recevoir : les témoignages des appelantes sont toujours plus graves, et s’apparentent de plus en plus à des actes de tortures ou de barbarie.

Je pense que les femmes identifient mieux le 3919 aujourd’hui comme un espace de confiance, ce qui leur permet de tout dire, sans retenue. La médiatisation des violences conjugales – avec le Grenelle, la pandémie, la meilleure connaissance du 3919, l’élargissement des horaires – a eu pour effet de donner plus d’outils aux femmes pour se défendre. Les hommes le savent aussi, et donc j’ai presque envie de dire qu’ils n’ont plus de filtres. Quand ils y vont, ils y vont vraiment.

Mais dire que c’est plus grave qu’avant est compliqué, car ce n’est pas forcément mesurable.

Le cap des 100 000 appels pris en charge a été dépassé en 2024. Est-ce lié à une meilleure visibilité du 3919 ?

Oui, clairement. Le dispositif a été étendu 24 h /24, sept jours sur sept, fin 2021. Et le 3919 est mieux connu. L’espace médiatique continue de porter ces sujets de violence, à travers des procès, des articles de presse, qui sont de plus en plus justes. On parle désormais de féminicide, de violence conjugale, et non plus de simples faits divers. La société monte en compétence sur ces questions, et cela facilite l’accès au 3919 pour les femmes victimes de violence.

Je pense par exemple au procès de Gisèle Pelicot, qui a eu un effet fort sur les appels concernant la soumission chimique - ils ont été multipliés par six durant la période du procès.

Face à ces appels en augmentation, comment assurer une prise en charge adaptée ?

Au niveau du 3919, des moyens complémentaires ont été mis en place pour pouvoir étendre le dispositif et avoir plus d’écoutantes sur la ligne. La difficulté qu’on a aujourd’hui réside au niveau de nos associations de terrain.

Le 3919 repose sur un triptyque : écoute, information, orientation. Lorsqu’une femme nous appelle, nous devons nous assurer de pouvoir l’orienter vers un accompagnement au plus près de chez elle, pour qu’elle puisse voir en vrai une assistante sociale, une psychologue… Mais certaines associations nous demandent à être retirées de la base de données du 3919, faute de moyens pour accueillir ces femmes. Le problème, c’est que plus de 40 % des femmes en couple victimes de violences ne peuvent pas partir car elles n’ont pas d’argent propre ou ne peuvent pas payer de loyer. Et nous, nous manquons de solutions d’hébergement.

Il y a aussi cette idée fausse que lorsqu’une femme quitte le domicile, elle est libre et exempte de violence. C’est faux : 40 % des femmes que nous avons interrogées sont séparées depuis un an et subissent encore des violences. C’est un vrai parcours de combattante que nous essayons d’accompagner au mieux. Mais aujourd’hui, nous tirons la sonnette d’alarme : il faut des moyens sur le terrain pour sécuriser et accompagner les femmes.

Quelles mesures politiques attendez-vous ?

Dans une période d’économie budgétaire, il serait dramatique de faire des coupes dans la prise en charge des femmes victimes. Ce serait une erreur que l’on paierait sur plusieurs générations, à tous les niveaux.

D’abord démocratiquement, car une démocratie se mesure aussi à sa capacité à défendre les droits des femmes et à lutter contre les violences. Et économiquement : les femmes qu’on ne prend pas en charge aujourd’hui représenteront un coût pour la société demain.

Le meilleur moyen de lutte, c’est la prévention. Il faut des moyens pour l’éducation à la vie affective et sexuelle dès le plus jeune âge, pour la formation des enseignants, des juristes, des psychologues, des policiers, des gendarmes… Il faut pouvoir agir en amont. Sinon, on ne fait que poser des pansements. Ce que nous demandons, c’est une politique globale de lutte contre les violences faites aux femmes et à leurs enfants.