L’histoire de Libération et de la conquête du droit à l’avortement se tisse d’un même fil. Lors du tout premier numéro le 18 avril 1973, tout reste encore à gagner mais la société française, bouillonnante, s’engage dans le sprint final. Manifeste des 343, procès de Bobigny… les Françaises brisent le silence. Le Mlac (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) se crée dans ce contexte d’effervescence en avril 1973, voisin de berceau du jeune Libération. L’avortement est toujours illégal mais la loi est publiquement transgressée. Dès sa quatrième parution, Libé lui consacre sa une et sa manchette : «Avortement : les femmes affrontent l’Ordre». Le journal se place en miroir de l’évolution de la société. Il porte l’IVG dix fois en couverture pour la seule année 1973 et assume même, le 12 mai, d’afficher en première page la photo d’un avortement pratiqué grâce à la révolutionnaire méthode Karman (par aspiration). «Le temps n’est plus au secret», assène Libé.
Figure historique de la rédaction, Béatrice Vallaeys suit de près le tortueux chemin vers la légalisation, épaulée par l’une des fondatrices du journal, Blandine Jeanson. Le pouvoir à Libé est alors massivement aux mains des hommes, l’ambiance résolument macho. Malgré tout, «sur l’avortement, il n’y avait aucun débat au sein de la rédaction. Toute la gauche était pour», se souvient Martine Storti, journaliste de 1974 à 1979. Militante au MLF (Mouvement de libération des femmes), elle s’essaie à un exercice d’équilibriste ardu : pas assez distante du mouvement pour les uns, caution d’un «journal de mecs» pour les autres. «On n’entrait pas à Libé pour être journaliste, on y entrait parce que c’était un engagement politique», rembobine-t-elle. L’influence de Libération est alors limitée mais ses pages se distinguent sur l’IVG en donnant des infos que le Monde ou le Figaro passent sous silence. Comme avec cette tribune «Avortement : nous sommes en deuil», publiée en une le 12 décembre 1973 et signée «les femmes de Libération» : s’indignant de la mort de Catherine Bakouche, 23 ans, après un avortement clandestin, elles tonnent «Laissez-nous vivre !» «C’était ça, l’importance de Libération», souligne Martine Storti.
Le vote de la loi Veil arraché au terme d’une bataille parlementaire féroce est salué d’un grand «Victoire» le 30 novembre 1974. Mais au soulagement succède rapidement la nécessaire critique des contraintes posées par cette loi – seule à avoir été votée avec une période d’essai. Au terme du délai de cinq ans et alors que l’offensive anti-avortement ne cesse d’entraver l’accès des femmes à l’IVG, une manifestation féministe se prépare à Paris pour le 6 octobre 1979. «Serge July m’a dit : “Il n’y aura personne, le féminisme c’est fini”», se remémore Martine Storti. Raté, plus de 35 000 manifestantes se pressent à Paris. L’avortement n’en reste pas moins un sujet inflammable : «[Dans les années 80], j’avais écrit un papier en disant qu’en tant que féministe, il fallait aussi oser dire que ce n’est pas rien d’avoir recours à une IVG, se souvient Annette Lévy-Willard, l’une des cofondatrices du MLF arrivée à Libé en 1976. Il faut qu’on ait le droit de le faire mais c’est psychologiquement atroce. Je me suis fait assassiner par les militantes, qui y voyaient un discours réactionnaire.»
Remboursement par la Sécu en 1982, autorisation de la pilule abortive en 1988, suppression de l’accord parental en 2000, allongement des délais à douze semaines en 2001, puis à quatorze en 2022… Libé a documenté, soutenu, analysé ces multiples batailles. Un sujet presque exclusivement porté par des femmes. «L’avortement a toujours été surveillé comme le lait sur le feu, dès qu’une information laissait entendre que l’accès n’était pas ce qu’il devait être, qu’il pouvait y avoir un recul, on y allait», affirme Catherine Mallaval, entrée au quotidien en 1989 et cheffe du service société à son départ en 2020. Le 30 juin 2017, à la mort de Simone Veil, elle est en interview, plante tout et revient au journal. L’émotion est palpable. «Toutes les femmes voulaient travailler sur cet événement, tout le monde pensait que ses combats avaient été majeurs», déroule-t-elle. Tout en sobriété, le daté du 1er juillet rend hommage à «la combattante».
L’avortement porte l’idée d’un destin commun : un recul pour les unes marque une régression pour toutes les femmes. Belgique, Italie, Espagne… la vigilance est internationale. Lorsque l’épée de Damoclès a fini par s’abattre en juin sur les Etats-Unis avec le renversement de l’arrêt Roe v. Wade qui protégeait au niveau fédéral l’accès à l’IVG, Libération manchette sur un «vendredi noir», avec un dessin puissant de Coco. Pour toutes les personnes ayant été amenées à tenir la plume sur l’avortement, la boussole est restée la même : ne pas oublier qu’un jour, ça peut rebasculer.