Très tôt, dans les pages, figure un avertissement : en élaborant ce rapport sur ce qu’ils nomment la «pornocriminalité», les membres de la commission «lutte contre les violences faites aux femmes» du Haut Conseil à l’égalité (HCE), pourtant expérimentés, ont été particulièrement «éprouvés». Pourtant, ils estiment qu’il faut fournir «un état des lieux factuel et précis», pour «provoquer un sursaut des consciences». Cet état des lieux, publié un an après un rapport sénatorial tout aussi glaçant, est le fruit de plusieurs mois d’auditions d’acteurs du secteur, d’avocats, de magistrats, de chercheurs, ainsi que de visionnages de contenus, jusqu’à l’écœurement. «On ne parle pas là d’un prétendu porno à la papa. Il faut se rendre compte de l’ampleur des violences infligées, de leur banalisation, et surtout ne jamais oublier qu’on parle d’êtres humains, de femmes massacrées. Il ne s’agit pas d’interdire la pornographie, mais de compléter la loi, face à un système pornocriminel qui broie les femmes et constitue le comble du sexisme», s’insurge la présidente du HCE, Sylvie Pierre-Brossolette, auprès de Libération.
Après avoir visionné les contenus diffusés sur les quatre plateformes les plus consultées (Pornhub, Xvideos, Xnxx, Xhamster), qui cumulent plusieurs millions de vues chaque mois, les auteurs dressent le constat accablant que pas moins de 90 % d’entre eux mettent en scène des violences réelles, qu’ils prennent soin de détailler, aussi crues soient-elles. Outre les insultes sexistes, omniprésentes, parmi les pratiques les plus répandues, 1,4 million de vidéos montrent des pratiques d’étranglement (choking), des gangbangs (une seule femme pénétrée de toutes parts et simultanément par beaucoup d’hommes), ou encore du bukkake (plusieurs hommes éjaculent sur une seule femme). «L’apologie de la pédocriminalité» a elle aussi largement droit de cité, avec 1,3 million de vidéos rangées sous des mots-clés tels que «papa», «écolière», ou encore «frère et sœur», ce qui fait dire au HCE que les «rapports incestueux sont érotisés» dans le porno.
Electrocution, asphyxie, descentes d’organes
Environ 200 000 vidéos impliquant des jets d’urine dans une optique d’humiliation ont été recensées. Comble du sordide : plus de 14 000 contenus sont rangés dans la catégorie «torture», pouvant aller jusqu’à mettre en scène des pratiques d’électrocution ou d’asphyxie à l’aide de sacs plastiques, et pas moins de 21 000 vidéos montrent et érotisent des descentes d’organes, suscitées par les pratiques extrêmes précédemment citées. Dans une course au clic et à la monétisation, les plateformes «rivalisent de pratiques les plus violentes et les plus dégradantes possibles», jusqu’à ce que «le hardcore devienne la norme», sur des contenus gratuits comme payants. «La dimension sadique de ces vidéos est incontestable», insistent les auteurs, tout en pointant qu’aux yeux du code pénal, certains peuvent relever d’actes de torture et de barbarie.
«Tous ces actes ont des répercussions réelles sur la santé physique et mentale des personnes qui les subissent», poursuit encore le HCE, citant une santé mentale dégradée, des conduites à risque ou encore le développement de mécanismes de défense impliquant des troubles de la personnalité. L’instance consultative indépendante reproduit le témoignage d’une plaignante dans l’affaire dite French Bukkake, du nom d’un site ayant diffusé certaines de ces vidéos extrêmes, et dont la justice a fini par s’emparer : dans les mois à venir, dix-sept accusés devraient être jugés pour «viols en réunion», «traite d’être humains en bande organisée» ou encore «proxénétisme aggravé». Au total, une quarantaine de femmes se sont portées partie civile, dans un procès qui devrait être «un moment historique», selon le HCE.
Citée dans le rapport, l’une d’elles décrit les «quarante-huit heures de torture» qu’elle a vécues, après avoir été approchée en ligne par quelqu’un s’étant fait passer pour une femme, alors qu’elle était en détresse financière. Coincée dans une demeure en Normandie, sans argent, sans savoir précisément où elle se trouvait, et au milieu d’hommes qu’elle ne connaissait pas, elle subit, selon son récit, des «doubles pénétrations forcées à en saigner», «des éjaculations faciales et buccales par surprise», «des gorges profondes à en vomir». «J’ai pleuré, j’ai dit non, mais ça les rendait encore plus violents», se souvient-elle.
En finir avec «l’inaction collective»
Face à cette banalisation de la violence, et ce discours encourageant à la haine misogyne qui présente des risques de conduire à une «crise majeure de santé publique», en ce qu’elle est accessible en un clic aux mineurs en toute illégalité, le HCE fustige «l’inaction collective» et exhorte les autorités à «sortir de l’aveuglement et du déni». «La volonté politique manque», tancent-ils encore. Alors le HCE formule une série de recommandations, parmi lesquelles la possibilité d’étendre le pouvoir de retrait et de blocage de la plateforme Pharos à «toutes les atteintes volontaires à l’intégrité d’une personne». Lancée en 2009, placée sous l’égide du ministère de l’Intérieur, Pharos permet déjà de signaler des contenus numériques «manifestement illicites», de l’escroquerie aux actes terroristes, en passant par la pédopornographie.
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Le HCE a fait le test, en signalant 35 contenus au mois de juin, aux titres évocateurs comme «Ecolière se fait sodomiser», «Papa baise-moi», «Une rousse se fait électrocuter, torturer et baiser». Bilan ? Aucune réaction, tout est encore en ligne, ce qui conduit les auteurs à fustiger la «passivité inacceptable» de Pharos, et réclamer que la loi soit modifiée pour que la lutte contre les violences physiques et sexuelles soit clairement ajoutée à ses prérogatives, non sans augmenter substantiellement les moyens dédiés. Les plateformes elles-mêmes ne font rien pour permettre un retrait rapide des contenus signalés, alors qu’elles le devraient, sur simple demande, à condition que les intéressés justifient de leur identité, estime le HCE.
Une fois de plus, le Haut Conseil appelle en outre à ce que soit enfin appliquée la loi de 2001 en matière d’éducation à la sexualité prévoyant trois séances annuelles, et à ce que celles-ci comprennent un module de prévention sur le porno et la marchandisation de la sexualité.
Ces travaux ont été remis ce mercredi 27 septembre après-midi à la ministre chargée de l’Egalité, Bérangère Couillard, qui a salué un rapport qui «ouvre les consciences», et s’est dite décidée à s’attaquer «frontalement» aux violences dans l’industrie pornographique. Pour ce faire, la ministre a annoncé la création d’un groupe de travail interministériel, impliquant les ministères de l’Intérieur, de la Justice, du Travail, de la Culture et du Numérique, qui devrait rendre ses conclusions «au printemps 2024», afin de déterminer, entre autres, la meilleure manière d’obtenir la suppression des contenus problématiques. Interpellée sur la piste d’une extension des compétences de Pharos, Bérangère Couillard a dit s’interroger sur sa «pertinence», au vu de ses «limites» observées aujourd’hui.
Mis à jour le 27 septembre à 15h30 : dernier paragraphe sur la remise des travaux.