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A la barre

«Je n’avais pas l’impression de les forcer à ce point» : à Albi, un homme condamné pour viols conjugaux sur quatre de ses ex-compagnes

Mercredi soir, un homme de 35 ans a été reconnu coupable de viols aggravés et condamné à 14 ans de réclusion criminelle, assorti de 5 ans de suivi socio-judiciaire par la cour criminelle départementale du Tarn. Au procès, les quatre parties civiles ont longuement décrit des phénomènes d’emprise, de contrôle coercitif, des violences physiques et sexuelles.
Le palais de justice d'Albi, le 12 juin 2025. (matthieu Rondel/AFP)
publié le 19 juin 2025 à 14h20

Des viols sous les radars médiatiques

Elles font partie de ces 230 000 victimes de violences sexuelles par an en France, englouties par l’anonymat des chiffres. Victimes d’hommes ordinaires, dans des circonstances cruellement banales, elles constituent l'infime minorité de plaignantes qui n'ont pas été classées sans suite et qui arrivent jusqu'au procès. Ces viols ne sont pas considérés comme assez «extraordinaires» pour trouver leur place dans les médias et le débat public. Désormais, Libération tient la chronique judiciaire de ces viols ordinaires. Cet article décrit des violences sexuelles et peut choquer.

Ce sont des gestes furtifs, une main posée sur une épaule, un sourire compatissant, parfois juste un regard, doux, rappelant à l’une ou l’autre des parties civiles qu’elle n’est pas seule. Sans pour autant faire bloc, ce qui aurait pu leur être reproché, trois des victimes de Mathieu Antao s’insufflent subtilement ce qu’il leur faut de force pour traverser cette épreuve judiciaire.

L’homme de 35 ans comparaissait du 15 au 18 juin devant la cour criminelle départementale du Tarn pour viols contre quatre de ses ex-compagnes, une circonstance aggravante qui lui faisait encourir vingt ans de réclusion criminelle. Niant fermement les faits reprochés, s’échelonnant de 2015 à 2022, cet électricien avait résumé avec confiance à l’un des experts psychiatres : «C’est parole contre parole.»

Impossible de déterminer si le pluriel avait été utilisé dans cette phrase éculée dans les prétoires. Là est pourtant tout le nœud de ce dossier, dont l’enquête a été ouverte le 24 octobre 2022. Au terme d’un délibéré long de près de trois heures, Mathieu Antao a été reconnu coupable, dans la nuit de mercredi 18 à jeudi 19 juin, de viols aggravés contre les quatre parties civiles et condamné à quatorze ans de réclusion criminelle, assorti de cinq ans de suivi socio-judiciaire. Le dos droit, sourcils froncés, il reste de marbre à l’annonce de sa peine.

L’avocat général avait requis quinze ans de réclusion criminelle, invitant la cour, composée de cinq magistrats professionnels, à ne pas cliver cette affaire. «On a un dossier avec quatre victimes.» Au contraire, Emmanuelle Franck, l’une des conseils de l’accusé, y voit «quatre mini-dossiers» et défendait : «Au moins trois sur quatre de ces dossiers, pris isolément, ne seraient pas arrivés devant une juridiction pas parce que [les parties civiles] mentiraient, mais parce qu’il n’y a pas assez d’éléments.» De quoi poser dans le débat tout l’enjeu de la valeur de la parole d’une victime de viol, a fortiori conjugal, de la possibilité à la faire entendre, malgré toutes les difficultés probatoires. «Dans ces dossiers, vous avez rarement des témoins directs, on viole rarement devant des gens ou devant des caméras», rappelle le ministère public.

«Elles étaient sous mon emprise»

La difficulté, longuement développée par les avocats de l’accusé, de défendre dans ces dossiers – «on a toujours tort. Si la partie civile ne révèle pas les faits au début, c’est qu’elle était sous emprise. Si elle ne dit rien, c’est qu’elle était sidérée» – se confronte à la réalité des chiffres : 0,6 % des viols ou tentatives de viols ont donné lieu à une condamnation en 2020, selon l’enquête de victimation de l’Insee de 2020. Nadine, Célia, Anna et Daphnée (1) font partie de ces personnes dont les demandes de justice avaient toutes les chances de s’éteindre dans l’indifférence générale. Elles sont encore une exception judiciaire.

Les vécus de ces femmes, ayant partagé la vie de cet homme de quelques semaines à une décennie, se répondent. Et illustrent les évolutions législatives en cours. Toutes décrivent un contrôle coercitif comme instrument de ces violences. Il contrôle leurs téléphones, leurs fréquentations, les isole… «On devait s’habiller comme il voulait», illustre aussi Célia. Avant qu’il ne la pousse à démissionner de son travail, cette femme de 29 ans travaillait dans une association pour personnes handicapées où elle était interdite de «parler avec les éducateurs hommes». Encore récemment, «j’avais le réflexe d’effacer tous les messages et appels que je recevais», sanglote-t-elle.

Les yeux continuellement dans le vide, cet homme au crâne rasé de près reconnaît à plusieurs reprises une «jalousie maladive», qu’il attribue à des infidélités supposées de sa première compagne. Il admet même dès le premier jour de l’audience : «Elles étaient “sous mon emprise”.» S’il se défend d’avoir outrepassé leur consentement, arguant en quelque sorte que ce contrôle s’arrêtait à la porte de la chambre à coucher, une experte psychologue commente : «Si on est sous emprise, la sphère sexuelle est forcément impactée.»

Se perdant dans des défenses absurdes depuis son box, l’accusé avait pourtant avoué au terme de sa garde à vue : «Il est possible que ce soit arrivé, que j’aie eu des relations non consenties avec [Nadine] et [Célia], mais en leur donnant envie je ne pensais pas les forcer à ce point. […] C’est une abomination, je veux me faire castrer chimiquement.»

«Je pouvais plus respirer»

Il rencontre sa première conjointe, Nadine, à 16 ans et partage onze ans de sa vie avec elle. Cette assistante dentaire décrit une bascule à la naissance de leur fille en 2015. Cet homme décrit par ses proches comme «gentil», «toujours prêt à aider», élevé dans une famille aimante et présente en nombre tout au long du procès, devient «violent, capricieux». Il se sent «délaissé».

Un jour, Nadine retrouve leur fille, censée être sous la surveillance de son père, en train de manipuler des produits dangereux. Elle s’énerve. «Il m’a traînée dans le couloir de notre maison, m’a poussée dans la chambre et m’a dit d’aller dormir, que je me calme, comme si j’étais une gamine.» Elle rapporte plusieurs épisodes de violences physiques et une quinzaine de viols. «Il venait vers moi et il me disait : “Laisse-toi faire, ça va te faire du bien.” J’avais beau le repousser, il continuait. Il me mettait les mains sur ma bouche, je pouvais plus respirer. Je voyais son regard, noir.» Il ignore ses larmes. Parfois, fatiguée de lutter, elle «cédait».

Durant l’instruction, Mathieu Antao avait défendu la thèse d’un «complot» pour lui nuire, dont il s’est finalement éloigné durant l’audience. Daphnée en aurait, selon lui, posé la première pierre. Le 3 juillet 2022, elle appelle la gendarmerie pour déclarer un viol. Elle a alors rompu avec Mathieu Antao, avec qui elle a entretenu une relation très instable sur plusieurs mois, et est enceinte de deux mois. Ne supportant pas les injonctions contradictoires de ce dernier, lui disant tour à tour d’avorter, puis de garder l’enfant, elle se rend en pleine nuit, chez lui, par les toits pour mettre les choses au clair.

Leurs versions divergent, il dit avoir refusé de la faire entrer, ce que la partie civile de 30 ans dément. Une amie, Marla (1), présente au domicile, est priée de partir. Il subtilise le téléphone de Daphnée avant de la jeter à terre et de lui asséner des coups dans le tibia que les constatations du médecin légiste corroborent. «Il m’a traînée par les poignets, m’a jetée sur le matelas.» Terrifiée, seule dans cet appartement où la porte et la fenêtre sont fermées, elle essaie de s’endormir. Elle sera réveillée par des pénétrations et fera semblant de continuer de dormir, sidérée. Lors de l’instruction, Marla, retournée chez l’électricien quelques heures plus tard, témoigne l’avoir vue pleurer dans le lit. Daphnée lui confie : «Il m’a touchée, je veux rentrer chez moi.»

«Il a arraché mon stérilet»

Célia relate aussi à la barre une multiplicité de viols, y compris en utilisant des objets comme une bouteille de vin. Le contrôle s’exerçait jusque sur leur mode de contraception. «J’ai fermé les cuisses, il a mis son bras entre mes genoux pour pas que je les ferme, il a mis ses doigts à l’intérieur de moi, a attrapé le fil du stérilet et l’a arraché.» Dans une démarche confinant au fétichisme, il le conservera dans une boîte, avant faire de même avec Daphnée. Les viols ont continué après leur séparation. «Parfois, il allait chez elle pour lui imposer des violences sexuelles. […] Elle était violée en silence pour pas que son fils l’entende», plaidera son avocate, Me Charlotte Chacon.

Décrit comme «impulsif, narcissique et très égocentré» par l’expert psychiatre, Mathieu Antao a déjà été condamné à deux ans de prison, dont un an ferme pour harcèlement contre Célia et menaces de mort contre l’une de ses amies. Mais il aura fallu qu’elle soit contactée par la gendarmerie de Gaillac, lors de sa garde à vue en octobre 2022, pour qu’elle s’autorise à faire part de ces violences sexuelles : «Je me suis dit : “Je ne suis peut-être pas toute seule et on pourra peut-être me croire.”»

Seule victime à être entendue à distance, Anna s’en est aussi ouverte à ce moment-là. Elle relate une bascule vers la violence survenue au bout de seulement quelques semaines de relation, à l’été 2020. Cette femme de 39 ans avait déposé plainte fin août 2020 pour violences et séquestration, sans signaler les faits de viols avant le 26 octobre 2022. «Il n’y a jamais eu de viols, […] elle était amoureuse de moi et n’a pas supporté de perdre la garde de son enfant, qu’elle avait laissé aux Canaries» pour venir le retrouver cet été-là, oppose l’accusé, toujours du même ton monocorde.

Face à ses refus d’avoir une relation sexuelle, «il insistait, il tenait mes bras au-dessus de la tête, et m’enlevait les vêtements avec l’autre», décrivait quelques minutes plus tôt Anna. «Il est arrivé qu’il me foute des claques pour pas que je bouge», ajoute cette employée de commerce, en insistant : «Il m’a gâché la vie, ça fait quatre ans et je suis incapable de me remettre avec un homme.»

Le poids de la «honte»

Souffrant toutes d’un trouble du stress post-traumatique, les vécus de ces femmes se croisent encore lorsqu’il s’agit d’exprimer ce poids «de la honte», alimenté par les mythes sur le viol, qu’elles ressentent parfois encore aujourd’hui. «Parce que vous ne vous êtes pas débattue, parce que vous n’avez pas crié, vous n’étiez pas sûre d’être légitime à déposer plainte ?» s’enquiert la présidente auprès de Daphnée. «Oui… je n’ai pas envie d’être une victime», lâche-t-elle d’une voix à peine susurrée. Cette audience dit tout de la difficulté pour ces femmes à dire le viol. Et celle de la société à l’entendre. «“Quand on est violée, on doit se confier, quand on est violée, on doit se débattre, quand on est violée, on doit appeler tout de suite la gendarmerie”… Ça a été dit de l’autre côté de la barre, par des témoins, j’ai l’impression qu’on reste ancré dans ces attitudes» archaïques, bouscule l’avocat général.

Elles avancent avec le même moteur, celui de protéger les autres, plus encore qu’elles-mêmes. «J’ai décidé de porter plainte dans l’espoir que ça s’arrête et aussi pour pas que ça aille plus loin, en me disant aussi qu’un jour ma fille allait devenir une femme et que je ne voulais pas qu’il lui arrive ce genre de chose», insiste Nadine, cramponnée à la barre. Avant de se constituer partie civile, elle avait été entendue comme témoin. Son avocate, Me Caroline Genest, lit une lettre qu’elle avait écrite à sa fille peu après sa séparation avec son père. Elle craignait pour sa vie. «Sois gentille et bienveillante, mais promets -moi ne te laisse jamais humilier, violenter, violer.»

(1) Les prénoms ont été changés.