Menu
Libération
Le procès du siècle

Le féminicide, un mot pour sortir du non-dit

Le procès du siècle, délibérations citoyennesdossier
Apparu pour la première fois au XIXe siècle, mais précisément défini en 1992, le terme qui désigne le meurtre d’une femme en raison de son genre s’inscrit en rupture avec l’héritage d’une justice qui était l’apanage des hommes.
Lors d'une veillée en hommage aux victimes de féminicides organisée par le collectif #NousToutes, à Paris le 25 novembre 2022. (Elodie Arroyo/Hans Lucas via AFP)
publié le 6 décembre 2023 à 15h54
Espace de débats pour interroger les changements du monde, le Procès du siècle se tient chaque lundi à l’auditorium du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, à Marseille. Libération, partenaire de l’événement, proposera jusqu’en mars, articles, interviews et tribunes sur les thèmes abordés lors de cette troisième édition. A retrouver ici. Informations et réservations sur le site du musée pour la conférence Féminicides, plus on en parle, plus ils augmentent, lundi 18 décembre à 19 heures.

Une «pandémie de l’ombre». C’est le diagnostic implacable posé par l’ONU sur les violences faites aux femmes, en pleine crise du Covid. L’Office des Nations unies contre les drogues et le crime estime qu’en 2020, ce ne sont pas moins de 47 000 femmes et filles qui ont été tuées à travers le monde par leur partenaire, ou un membre de leur famille. Soit une toutes les onze minutes.

Ces dernières années, cette pandémie est pourtant passée de l’ombre à la lumière, notamment en France, au gré des mobilisations féministes qui s’échinent à visibiliser l’ampleur des violences faites aux femmes et de leur manifestation la plus extrême : le féminicide, ou le meurtre d’une femme en raison de son genre.

En 2022, 118 femmes tuées en France par leur conjoint ou leur ex

Ainsi, lors de la dernière manifestation contre les violences sexistes et sexuelles, le 25 novembre, à l’appel du collectif féministe #NousToutes, le cortège parisien était emmené par des proches de victimes d’homicides conjugaux, brandissant leurs portraits, leurs prénoms et leurs âges, pour donner corps à cette statistique du ministère de l’Intérieur : en 2022, en France, 118 femmes ont été tuées par leur conjoint ou leur ex. Un autre nombre était largement brandi dans les rues de la capitale : 850 femmes ont été victimes de féminicide conjugal depuis le début des quinquennats Macron, en 2017. «Au total, ça implique près de 1 000 orphelins, laissés-pour-compte», selon Maëlle Noir, membre de la coordination de #NousToutes.

S’il suscitait encore scepticisme et questionnements il y a une dizaine d’années en France, le terme «féminicide», entré dans le dictionnaire en 2015, est désormais solidement ancré dans le débat public, comme dans le langage politique. «Féminicides : pas une de plus», pouvait-on lire sur de nombreuses pancartes lors de cette manifestation, signe qu’une prise de conscience a opéré dans la société française. Il y a à peine vingt ans, lorsque l’actrice Marie Trintignant était tuée par son conjoint Bertrand Cantat, la presse, comme la défense du chanteur, évoquaient encore largement un «crime passionnel».

«En France, c’est une formule très souvent utilisée au XIXe siècle, lorsque la justice était l’apanage des hommes, mais ça n’est en rien une catégorie juridique», éclairait récemment pour Libé Frédéric Chauvaud, docteur en histoire contemporaine, enseignant à l’université de Poitiers, auteur de plusieurs ouvrages sur la justice pénale et le féminicide. Et de rappeler «qu’en 1810, un article du code pénal, surnommé «l’article rouge», permettait au mari de tuer son épouse s’il la surprenait au domicile conjugal en flagrant délit d’adultère, comme pour défendre l’honneur du mari, qui aurait été bafoué».

Conséquence, selon l’historien : «Dans les représentations collectives, le crime passionnel n’est pas considéré comme un crime vil. Ce qui est mis en avant, c’est l’amour, pas la possession.» Pour faire simple : ce crime est excusable, et excusé.

Cadavres de femmes issus de fosses communes

Apparu pour la première fois au XIXe siècle, on doit la première définition du terme féminicide à l’écrivaine et sociologue féministe sud-africaine Diana Russel, autrice en 1992 de Femicide, The Politics of Woman Killing. S’il a été pensé pour «dire l’assassinat d’une femme parce qu’elle est une femme, dans un contexte privé», ainsi que le rappelle l’historienne Christelle Taraud, à l’initiative d’un ouvrage de référence sur le sujet (1), le mot a muté dans les années 1990, passant de «fémicide» à «féminicide», lorsque des militantes féministes mexicaines ont commencé à comptabiliser les cadavres de femmes issus de fosses communes, en particulier dans la ville de Ciudad Juárez, et à mettre en évidence les mutilations dont elles avaient été victimes.

«On parle de milliers de femmes tuées ou disparues, possiblement des centaines de milliers en trente ans, pour une grande majorité des femmes pauvres, indigènes», rappelait Christelle Taraud dans un entretien à Libération. «Marcela Lagarde y de Los Ríos, militante et femme politique mexicaine, commence alors à penser que le concept de fémicide, lié à un espace privé, intime, individuel, ne fonctionne pas dans ce cadre-là, et forge alors celui de féminicide, pour englober le caractère systémique, collectif, gynécidaire et interpeller les pouvoirs publics», souligne l’historienne féministe, qui a mis en évidence un «continuum féminicidaire», désignant plusieurs types de violences faites aux femmes, fussent-elles symboliques (comme l’effacement des femmes dans l’histoire), physiques ou encore sexuelles.

A ce titre, l’autrice invite à relire l’histoire sous un prisme féministe, pour réenvisager certains évènements, telles que les chasses aux sorcières, comme relevant de ce continuum. Un moyen selon elle de «s’attaquer à la monstruosité de notre société, que le féminicide identifie et éclaire avec force. Pour cela, il faut une prise de conscience à tous les niveaux, y compris, évidemment, politique».

(1) Féminicides : une histoire mondiale, Ed. la Découverte, 928 pp., paru le 8 septembre 2022, 39€.