«A toi aussi, il t’a fait ça ?» Pour Clélia et Fanny (1), le fil du temps n’a pas allégé les maux. Il y a plus de trente ans, ces deux femmes étaient membres de la Maîtrise boréale, l’une des plus prestigieuses chorales de jeunes. A l’époque, toutes les deux affirment avoir été traitées comme des objets sexuels par le même homme, leur enseignant Bernard Dewagtère. Désormais, le Parisien – qui révèle toute l’affaire dans une enquête parue ce dimanche 21 janvier – estime à «au moins 17» le nombre d’adolescentes, parfois mineures, qui auraient été abusées par le chef de chœur, des années 90 au début des années 2000. En mars 2023, l’homme, désormais retraité, a été mis en examen pour «atteinte sexuelle» et «viol par personne ayant autorité» pour l’ensemble des faits commis sur Fanny, de 1992 à 1995.
Laetitia, Angélique, Marie-Laure… La liste des prénoms de victimes présumées, dressée par le média, est vertigineuse. Encore plus vertigineux : le mode opératoire lugubrement répétitif qu’aurait été celui de Bernard Dewagtère. Les témoignages recueillis entremêlent ainsi des récits de caresse, de manipulation, de fellations et sodomies forcées sur des filles parfois au collège. Auprès du journal, Fanny raconte ainsi la façon dont une terrible routine s’est mise en place à partir de ses 17 ans et a duré pendant des années. Des années d’abus après chaque répétition sur un parking isolé. Dans les loges, un quart d’heure avant de monter sur scène. Ou chez l’enseignant alors âgé d’une trentaine d’années lors de soi-disant cours de direction de chœur.
«Je me déteste»
«Il n’a pas besoin de parler. Il lui suffit juste de m’emmener. Je suis un petit mouton docile, se rappelle-t-elle auprès du Parisien. Je fais ce qu’il me dit.» Cette mécanique d’emprise est également décrite par Clélia. Elle aussi est âgée de 17 ans lorsqu’elle raconte être tombée dans les griffes du chef en 2003. Il a cette fois 44 ans. «Je me déteste, je l’adore, je ferais tout pour lui», analyse-t-elle. «Mais je n’arrive pas à me sortir de cet engrenage. Ça n’a aucun sens, mais c’est alors le seul sens de ma vie», culpabilise-t-elle encore auprès du média.
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Tour à tour, d’anciens maîtrisiens qualifient auprès du journal le chef d’«abject», «à la personnalité terrorisante», à même d’humilier ses élèves publiquement. Aussi bien apte à souffler le chaud que le froid, il joue cependant en même temps le rôle de grand frère et de confident auprès des jeunes filles. Le tout dans un environnement aussi stimulant que stressant. Concerts donnés à la Sorbonne, à l’opéra de Bastille, au théâtre des Champs-Elysées, à la Scala de Milan… Dans le milieu de la chorale, le succès de la Maîtrise culmine à cette époque. Et la pression mise sur les jeunes élèves aussi.
Etrange classement sans suite
Bernard Dewagtère finit par se faire licencier le 3 août 2005 pour fautes graves après un signalement lancé auprès du Domaine Musiques, l’association qui chapeaute la Maîtrise boréale. L’organisation rapporte les faits au procureur et communique à la justice les éléments à sa connaissance. Une enquête judiciaire confiée à la brigade des mineurs de Lille est ouverte. De 2005 à 2008, une soixantaine de personnes sont auditionnées dans la plus grande discrétion.
Sur cet ensemble, une vingtaine affirme n’avoir rien vu. Une autre vingtaine relève des «rumeurs» et un «comportement anormal». Enfin, le reste – notamment des jeunes filles – admet avoir été au courant. Bernard Dewagtère de son côté reconnaît les faits, attribuant ses actions à un problème de consommation d’alcool. En dépit de ces aveux, étrangement, l’affaire sera classée sans suite sans qu’aucune des parties prenantes n’en soit avertie.
Relançant la machine judiciaire l’année dernière, Fanny, depuis devenue maman, décide de se constituer partie civile et est auditionnée en mars 2023. La juge d’instruction saisie du dossier considère que les faits ne sont pas prescrits, relance les investigations et Bernard Dewagtère est mis en examen le 20 mars. Cette fois-ci, il choisit de garder le silence. Après des années de dépression et de lutte contre l’anorexie, Clélia a, quant à elle, décidé également de déposer plainte en juin devant le parquet de Lille. Une nouvelle procédure qui pourrait être jointe à celle de Fanny au cours d’un réquisitoire supplétif.
(1) Les prénoms ont été modifiés.