Trois jours après l’attentat d’Arras (Pas-de-Calais) et la mort de Dominique Bernard, professeur de français tué par un terroriste islamiste – et trois ans jour pour jour après l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie –, 12 millions d’élèves et 860 000 enseignants ont dû reprendre le chemin de l’école ce lundi 16 octobre. Récit d’une journée très particulière, entre recueillement, angoisses, hommages et consignes de sécurité renforcées.
8 heures du matin, Paris, XXe arrondissement : voitures de police et «instructions du jour»
Entre le lycée Hélène-Boucher et la cité scolaire Maurice-Ravel, il n’y a pas un élève en vue : conformément aux instructions du ministère, dans tous les collèges et lycées du pays, les cours ne démarrent qu’à 10 heures, afin de permettre aux enseignants de se retrouver dès 8 heures pour réfléchir et discuter. En attendant l’arrivée des jeunes, une voiture de police stationne, bien en évidence sur le trottoir. Exceptionnel ? «Ce sont les instructions du jour, lâche laconiquement un des agents. On est plus visibles que la caméra de surveillance.»
Au même moment, Emmanuel Macron affirme sur Twitter (rebaptisé X) que l’école restera un «sanctuaire» et un «rempart contre l’obscurantisme». A quelques heures des hommages à Samuel Paty et Dominique Bernard, le président de la République publie un long message adressé aux professeurs et élèves français. Il souligne qu’«il n’y a pas de République sans Ecole, sans l’apprentissage patient dans vos salles de classe de l’esprit critique et des valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité qui forgent les citoyens.»
9 heures, cité scolaire Maurice-Ravel, à Paris : «C’est pas si courant quand même, un prof assassiné»
Quelques personnes patientent devant l’établissement, qui accueille jusqu’à 1 800 élèves. Michel (1), le CPE de l’établissement, est là pour accueillir le personnel éducatif qui arrive au compte-gouttes. Il a du mal à trouver les mots. «Tout le monde est atterré. On va discuter avec les enseignants mais la situation est très difficile.» A ses côtés, Alice, surveillante, finit une cigarette et semble plus résignée que choquée : «C’est terrible mais pas plus surprenant que ça. Ce genre de choses devient de plus en plus courant malheureusement.» Elle est reprise par le CPE : «C’est pas si courant quand même, un prof assassiné.
- Oui mais on est quoi, trois ans après Samuel Paty ?
- Oui, trois ans jour pour jour», confirme tristement Michel.
Les deux ne sont pas forcément d’accord sur le renforcement de la sécurité voulu par le ministre de l’Education nationale. «Si c’est pour mettre plus de police devant les établissements, non merci, c’est trop anxiogène», dit l’assistante d’éducation. «Pas sûr, répond son collègue. Ça peut rassurer. Il y a des élèves qui sont très angoissés par tout ça.»
10 h 43, à Arras : le collège-lycée de Dominique Bernard évacué à cause d’une alerte à la bombe
Des soldats de l’opération Sentinelle déboulent devant la cité scolaire Gambetta-Carnot, interdisent le passage, même à un parent et sa fille qui se rendent à la cellule d’aide psychologique. Alerte à la bombe, l’établissement est entièrement évacué. La protection civile gère la colonne de profs et d’élèves, les dirige vers une cour de l’autre côté du boulevard. «On n’avait pas besoin de ça», marmonne une enseignante. Il s’agit de la 168e alerte à la bombe adressée à un établissement scolaire depuis la rentrée. Une fois l’alerte levée, la confirmation tombe : la minute de silence, prévue à 14 heures, aura bien lieu.
Midi, au collège-lycée Gambetta-Carnot, à Arras : «Je suis prof d’histoire-géo : apprendre que je suis une cible est un peu déroutant»
Sophie enseigne depuis trente ans à Gambetta-Carnot. Depuis vendredi, c’est la première fois qu’elle retourne à la cité scolaire. «Je suis prof d’histoire-géo : apprendre que je suis une cible est un peu déroutant», constate-t-elle. Samedi, elle a été prise en urgence en consultation psy, pour «déchoquer», explique-t-elle. Les parents de Victoria et Eloïne, eux, regardent avec une pointe d’angoisse leurs filles rejoindre le lycée. Ils ont attendu la fin de l’alerte à la bombe dans un bar, avec un chocolat chaud, avant de les laisser devant leur bahut. Mais ils n’arrivent pas à décoller. On ne sait jamais, s’il fallait encore aller les chercher en urgence. «Ils sont courageux, tous ces jeunes. Je les trouve trop forts, alors que je me suis sentie impuissante pendant, et après», confie Nadège, 47 ans, la mère d’Eloïne. Sa fille l’a appelée pendant l’attaque : «Elle hurlait : “Il a poignardé un homme, maman, j’ai peur, je vais mourir”.» Elle a cru, quelques secondes, à une blague d’ado. Jusqu’à ce que sa fille lui dise qu’elle ne pouvait plus faire de bruit, et raccroche.
Pierre, le père de Victoria, a eu besoin de relire tous les échanges de SMS avec sa fille ce week-end. «J’ai mieux géré mon stress à l’instant T. Là, je retombe un peu.» Les conseils qu’il donnait : fermer les rideaux, surtout ne pas filmer. Puis apprendre auprès d’un policier que l’assaillant était maîtrisé, et rassurer Victoria et ses camarades. «Ça a servi, les exercices qu’ils font depuis 2015», expliquent les parents. «Ils ont su quoi faire.»
12 h 09, cité scolaire Charlemagne, à Paris : «L’école se tient debout», dit Gabriel Attal
Le ministre de l’Education nationale s’est déplacé ce lundi matin au collège Charlemagne, dans le IVe arrondissement de Paris. «L’école est plus forte que tout. L’école se tient debout. C’est une journée d’action pour nos enseignants, pour nos élèves», déclare-t-il. Pendant une trentaine de minutes, Gabriel Attal assiste au temps d’échange de deux heures entre les membres des personnels éducatifs. Puis, il participe à un cours de français, avec une classe de troisième.
Romy est «très touchée» par ce qu’il s’est passé. «Ça aurait pu être un de nos profs», réalise l’adolescente. Cela lui fait du bien de prendre le temps d’en parler en classe. Mais, tout de même, «je voudrais savoir quand ça va s’arrêter». Quand elle dit «ça», elle pense aux attentats. Et a bien compris que personne ne pouvait désormais lui garantir qu’il n’y en aurait plus. Aujourd’hui, elle a cette lourde impression d’«une série d’atrocités, de malheurs», qui finissent par peser sur ses épaules. Jules, lui, ose dire qu’il a «peur en allant à l’école. N’importe qui, n’importe quand, peut déclencher une bombe».
Très émue, la professeure de français, Marie-Alix, se dit fière de ses élèves. Elle le raconte en aparté, le ton est tout de même monté dans la classe après la visite de Gabriel Attal lors d’une discussion «à bâtons rompus». Les élèves ont vite embrayé sur la guerre entre Israël et le Hamas, se demandant si elle avait un lien avec l’attaque terroriste d’Arras. Marie-Alix s’est bien rendu compte que «dans la blessure, il est difficile de faire entendre la raison». Parmi ses élèves, beaucoup sont de confession juive, une toute petite minorité musulmane. Et cette dernière a été prise à partie par les autres. «La démocratie consiste à transformer un sentiment en un argument raisonnable», remarque l’enseignante qui réalise que «ce n’est pas gagné».
14 h 10, collège Jean-Moulin de Paris : «Pourquoi aller en cours si on s’en prend aux profs ?»
L’heure est passée mais qu’importe, le moment est trop précieux pour être réalisé à la va-vite. Au collège Jean Moulin, dans le XIVe arrondissement de Paris, une trentaine de représentants d’élèves se sont regroupés dans la cour, face à leur principal, entouré de la maire et du directeur académique de l’Education nationale. Au micro, deux troisièmes lisent avec application la lettre d’Albert Camus à son instituteur, entendue dans chaque classe. Avant que le silence ne s’impose pour la minute en hommage à Dominique Bernard et Samuel Paty. Leurs portraits ont été affichés à l’entrée du bâtiment, juste à côté de celui du résistant Jean Moulin.
Claudia, qui enseigne le français, a hésité avant de venir. «Pourquoi aller en cours si on s’en prend aux profs ?» Puis elle s’est dit qu’il s’agissait d’un «devoir d’être soudés en mémoire de ce collègue et d’expliquer, encore et encore à nos élèves combien il est important d’apprendre à penser par soi-même pour lutter contre le radicalisme.» Yasmine, 11 ans, n’a pas caché son émotion durant l’hommage. Elle trouve «très injuste de mourir comme ça». Surtout que l’école, c’est pour elle «trop important parce que ça forge tout, et ça ne devrait pas être un lieu où on tue des personnes.»
14 h 30, cité scolaire Gambetta-Carnot, à Arras : «Continuer à apprendre et à nous cultiver»
L’heure de la minute de silence au lycée Gambetta. Les policiers filtrent l’entrée : la file d’élèves est longue, leurs fleurs à la main. Ils ont dévalisé le fleuriste voisin, où il faut patienter pour acheter une rose blanche sous cellophane, à deux euros. A la sortie, Pierre, un élève, répète les mots du proviseur, en hommage à Samuel Paty et à Dominique Bernard : «Il nous a dit qu’il y avait un réel devoir qui nous incombe, un devoir de continuité, continuer à apprendre et à nous cultiver.»
(1) Le prénom a été modifié.