A 20 ans, Célia a déjà vécu sur trois continents. La fille de militaire a passé ses premières années en France métropolitaine avant de découvrir l’Afrique. En classe de troisième, elle s’installe avec sa famille en Martinique. Avant de revenir dans l’Hexagone, après le lycée, pour intégrer une formation en psychologie, inexistante sur l’île. «Au lycée, j’étais sûre à 100 % que j’allais devoir partir, retrace la jeune femme. Dès que tu veux une formation un peu spécifique, tu sais ce qui t’attend. Je n’ai pas choisi de partir, j’y ai été contrainte.» Aujourd’hui, elle fait partie des nombreux étudiants martiniquais venus en métropole pour leurs études supérieures. Selon les dernières données de l’Insee, en 2021, 44% des 21-29 ans originaires des Antilles étudiaient ou travaillaient hors de leur région natale.
Cet exode découle de différents problèmes locaux, à commencer par un manque de choix de formations. «Psycho, il n’y a pas, mode, il n’y a pas…», déroule Célia. Les filières présentes sur l’île sont les plus «basiques». Et quand elles existent, leur reconnaissance sur le marché du travail pose problème. Une seule école de commerce est accessible sur la plateforme nationale Parcoursup, tandis que l’unique école d’ingénieurs ne propose que 24 places, et pour les deux premières années du diplôme seulement. Les classes prépas sont légèrement mieux représentées, mais redirigent ensuite vers des grandes écoles presque toutes situées en métropole. Selon Christophe Elie-Dit-Cosaque, professeur en sciences de gestion à l’université des Antilles, cela s’explique par le manque de débouchés locaux : «Diplômer des étudiants, c’est pouvoir leur assurer un emploi. Si chaque année 30 étudiants obtenaient une licence en psychologie, la moitié ne trouverait pas de travail, car cela ne correspond pas aux besoins de l’île.»
Pas la même renommée, pas les mêmes opportunités
Originaire de Martinique, Adam (1), 23 ans, constate que de nombreux étudiants rejoignent l’Hexagone pour «avoir une reconnaissance». Il déplore le manque de valeur des diplômes martiniquais en métropole mais aussi à l’échelle locale : «Beaucoup d’entreprises favorisent les métros [les personnes originaires de métropole, ndlr]». Adam a quitté l’île après son lycée à Fort-de-France, pour intégrer une école de commerce parisienne. Il refusait d’être «mis dans une case» à cause d’un diplôme obtenu en Martinique. Christophe Elie-Dit-Cosaque attribue ces stéréotypes à une «sélectivité des formations moins forte» qu’en métropole, où les taux d’entrée plus bas rendent le diplôme plus valorisant.
Pour Noémie (1), 22 ans, «le choix a été vite fait» également. Après un an passé en métropole grâce à un programme d’échange, la jeune femme a définitivement quitté le campus de son école hôtelière en Martinique pour celui de Gironde. Une décision prise en raison de la différence de «renommée» et d’«opportunités». L’hôtellerie-restauration a longtemps été en difficulté en Martinique, freinée par un manque d’investisseurs et la forte concurrence des îles voisines, puis durement touchée par la crise du Covid. Bien que le secteur se redresse progressivement, l’offre en métropole reste sans comparaison.
«Le chômage chez les jeunes actifs sur l’île est une réalité dramatique», constate Christophe Elie-Dit-Cosaque. En 2023, le taux de chômage chez les moins de 30 ans en Martinique a atteint 24 % des actifs, contre 13 % dans l’Hexagone, selon l’Insee. Une problématique que l’enseignant en sciences de gestion attribue au modèle économique local : «Nous avons une majorité de TPE et PME fragiles. Ce n’est pas un territoire qui peut toujours offrir des emplois à la hauteur des attentes des étudiants.» Des premiers pas dans la vie active difficiles, qui renforcent la décision d’étudiants comme Adam à «rester un peu» en métropole, pour acquérir des compétences et obtenir un «bon poste» plus rapidement. Pour Célia, le frein principal reste le coût de la vie sur l’île : «Si on veut être indépendant financièrement là-bas en sortant d’un diplôme, il faut vraiment très bien s’y préparer. Je ne pense même pas que ce soit possible en tant que jeune diplômé. Tout coûte trop cher.» Adam abonde : «Quand je suis arrivé à Paris, on m’a dit : “Tu verras, c’est hypercher”. Finalement, comparé aux Antilles, c’est raisonnable.»
200 euros de courses : un mois à Bordeaux, une semaine et demie en Martinique
Le coût de la vie est au cœur des revendications du mouvement contre la vie chère qui secoue actuellement la Martinique. Des manifestations jugées «nécessaires» selon Noémie, très affectée par la situation : «Ça fait des années qu’on lutte contre la vie chère. A Bordeaux, j’ai 200 euros de courses par mois, mais en Martinique, 200 euros, c’est pour une semaine et demie.» Les tensions actuelles sur l’île sont pesantes pour ces étudiants à des milliers de kilomètres du cocon familial. «Je m’informe, j’en parle autour de moi pour expliquer les revendications» explique Célia. L’étudiante en psychologie porte aussi les couleurs rouge, verte et noire de son île sur ses vêtements ou en boucle d’oreille, une «geste symbolique» pour prouver son soutien aux habitants.
Leurs projets futurs convergent tous vers un retour sur l’île. Adam souhaite s’y installer avec sa famille pour «mettre à profit» son expérience professionnelle sur ses terres natales. Noémie, de son côté, envisage de créer une conciergerie de luxe dans les Caraïbes. Très attachée à la Martinique, elle souhaite aider le secteur touristique à se développer, pour que l’île «rayonne enfin». Le ministère des Outre-mer s’efforce d’encourager le retour de ces étudiants grâce à des initiatives comme le programme Cadres Avenir, qui propose une formation universitaire en métropole, accompagnée d’un soutien financier et pédagogique. En échange, les candidats s’engagent à travailler en Martinique dans un secteur clé pour 3 à 5 ans.
(1) Le prénom a été changé.