Le ministère de l’Education a-t-il fait des concessions aux franges les plus réactionnaires ? C’est ce que dénoncent les principaux syndicats enseignants alors que le texte définitif du programme d’éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité (Evars) doit être présenté et voté en Conseil supérieur de l’éducation ce mercredi 29 janvier. Sans aller jusqu’à la reculade opérée par le gouvernement de François Hollande, en 2014, sur le programme dit des «ABCD de l’égalité», cette dernière version a été édulcorée par rapport à celle présentée en novembre aux organisations syndicales. Selon son cabinet, la ministre de l’Education, Elisabeth Borne, a conservé les ajustements de fond proposés par sa prédécesseure Anne Genetet pour ne modifier «que des choses sur la forme». Toujours est-il que la ministre, qui défend un programme «indispensable», a validé plusieurs éléments qui font tiquer la secrétaire générale du syndicat d’enseignant SE-Unsa, Elisabeth Allain-Moreno. «De grosses précautions ont été prises. La notion d’identité de genre a été supprimée de nombreuses fois alors que c’est une terminologie couramment utilisée et qui existe dans le code pénal.» Autre changement : l’asexualité disparaît totalement du programme et l’existence de personnes intersexes, qui naissent avec des caractéristiques sexuelles ne correspondant pas aux définitions normées des corps féminins et masculins, n’apparaît plus qu’au lycée alors qu’elle figurait en CM2 dans la précédente version. Les syndicats ont prévu de déposer des amendements ce mercredi, même si leur avis reste consultatif : Elisabeth Borne aura le dernier mot.
Caisse de résonance
Sans compter que de grosses pincettes ont été prises vis-à-vis des familles. Il est désormais précisé que ce programme «ne se substitue pas au rôle des parents». Et surtout que ces derniers seront informés de la tenue et du contenu des séances obligatoires depuis près de vingt-cinq ans. «Ça n’existe pour aucun autre enseignement ! s’agace Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU. Ça donne presque un droit de regard aux familles et certaines vont s’en servir pour ne pas mettre leurs enfants à ces cours.» Selon la syndicaliste, ces «renoncements sont assez révélateurs, presque coupables», après les multiples offensives, la dernière menée en décembre, par les milieux conservateurs et l’extrême droite. Avec, en premier lieu, une galaxie de groupes aux noms évocateurs : SOS Education, association réputée proche de la droite conservatrice, le Syndicat de la famille, ex-Manif pour tous, Parents vigilants, lancé par le parti du polémiste d’extrême droite Eric Zemmour, ou encore les collectifs de parents Mamans louves et Parents en colère.
S’ils restent minoritaires, ces collectifs bénéficient d’une caisse de résonance grâce à la force de frappe de l’empire Bolloré. CNews invite ainsi largement ses représentants, comme Sophie Audugé de SOS Education présentée comme une «spécialiste de la politique éducative et de l’enfance». Sur son site, son association écrit en lettres capitales : «A l’école, enseignez-moi les divisions, pas l’éjaculation !» De son côté, le Journal du dimanche titrait en une : «Education sexuelle à l’école : les enfants en danger ?» le 24 novembre.
Rhétorique parentale
L’école est une nouvelle fois au cœur d’une bataille idéologique dans laquelle deux concepts sont brandis par les opposants à l’Evars : le soi-disant «wokisme» et la supposée «théorie du genre» qui nierait les différences biologiques entre filles et garçons. Un combat repris par l’ex-ministre LR délégué à la Réussite scolaire Alexandre Portier qui avait assuré le 28 novembre, au Sénat, «que toute référence à l’identité de genre et au wokisme sera retirée» du programme. «Alexandre Portier a redonné de la légitimité à ces gens qui déforment la réalité», regrette Catherine Nave-Bekhti, à la tête du Sgen-CFDT. 100 sénateurs LR avaient porté ces mêmes critiques dans une tribune publiée dans le Figaro le 1er décembre, dénonçant un programme «inacceptable».
Les collectifs de parents, eux, usent d’une rhétorique parentale, pour ne pas dire maternelle. «Il y a une manipulation idéologique réelle qui joue sur toutes les peurs des parents», analyse Véronique Séhier, ancienne présidente du Planning familial. Pour les détracteurs de l’Evars, l’école doit rester cantonnée à un rôle d’instruction. «Ils contestent tout rôle d’éducation de l’école qui a pour but d’apprendre aux enfants à faire société, à vivre ensemble», souligne Grégoire Ensel, vice-président de la FCPE, principale fédération des parents d’élèves.
La stratégie de ces groupes : opter pour une façade politiquement neutre. «Dans un contexte où les acteurs politiques perdent parfois leur légitimité, ils donnent l’impression de mobilisations de monsieur et madame Tout-le-Monde. C’est une présentation de soi assez courante dans ces mouvements-là, où l’apolitisme, en général, cache des positions de droite», pointe David Paternotte, professeur en sociologie à l’université libre de Belgique, spécialiste des mouvements anti-genre. Les Mamans louves s’affichent comme un collectif «apartisan», et l’association SOS Education – qu’elles relaient sans cesse jusqu’à s’y fondre – se dit elle aussi «indépendante de tout mouvement politique». Cette même association était pourtant invitée, aux côtés d’Eric Zemmour, au colloque de Parents vigilants, organisé au Sénat en novembre 2023 par le sénateur d’extrême droite Stéphane Ravier.
Communiqués aux chefs d’établissements
Ces mouvements convoquent, via leurs parents, la parole d’enfants «revenus traumatisés». «Quelles sources ? Quels enfants ? Est-ce que ce sont les leurs ?» s’interroge Sandie Bernard, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, pointant une possible instrumentalisation. Un message publié par les Mamans louves relaie ainsi l’inquiétude d’une mère se plaignant que sa fille de 9 ans, en CM1, ait «subi l’intervention d’une infirmière scolaire», où il a été question «de règles, [de] comment mettre un tampon» ou encore «comment [le pénis] entre en érection». Chez les filles, les pubertés précoces peuvent pourtant se déclarer vers 8-9 ans, quant aux garçons, des érections réflexes peuvent survenir dès le plus jeune âge, sans aucun lien avec une excitation sexuelle. «Les parents transposent les choses au prisme d’une sexualité adulte, ils peuvent penser que l’éducation à la sexualité, c’est se focaliser sur les pratiques sexuelles, alors que ce n’est pas le cas», cadre Sandie Bernard.
Créés durant la pandémie, les Mamans louves et Parents en colère s’inscrivent dans le terreau antivax, anti-masque. «Pendant le Covid, on entendait : “Mais qu’est-ce qu’ils nous injectent ?” Il y a la même chose dans un certain nombre d’interventions autour de l’Evars», analyse David Paternotte, qui décrit un «discours complotiste» : «Du type : “C’est un grand programme pour la pédophilie ou pour rendre tous les enfants trans.” L’avantage du ton complotiste est qu’il permet de faire passer n’importe quoi.» Ces groupes n’existent que par une désinformation massive. «Ils créent souvent une interprétation fausse de faits qui ne le sont pas entièrement, sinon ça ne marcherait pas.»
Afin d’asseoir une certaine légitimité, des figures d’autorité, psychologues, psychiatres sont convoquées, en jouant d’une supposée neutralité liée à leur statut. Sur Sud Radio, le 28 novembre, la vice-présidente des Mamans louves, Christelle Comet, évoquait un «comité d’experts» mis sur pied avec SOS Education. Tout en remettant en question ceux entendus par le ministère dans le cadre de l’élaboration du programme.
Au-delà des réseaux sociaux et des médias, ces groupes tentent d’entraver la mise en place des séances déjà existantes avec l’envoi de communiqués aux chefs d’établissements, condamnant les contenus du nouveau programme. Dans l’académie de Lyon, des lettres recommandées remettant en cause ces cours ont été envoyées dès octobre 2024 à six infirmières scolaires. Des tracts sont aussi distribués. Fin décembre 2023, ceux du collectif Parents en colère distribués aux abords des écoles de Menton (Alpes-Maritimes), assuraient déjà «certains enfants rentrent en état de mutisme, déclenchent une phobie scolaire» après ces séances, ou que d’autres «développent des troubles tels que la masturbation compulsive».
Brochure sans sources
Sur son site, le collectif propose aux parents un modèle de lettre pour que leur enfant ne participe pas aux séances. En cas de refus du chef d’établissement, les parents peuvent télécharger une autre lettre-type dans laquelle ils demandent à la direction d’engager sa «responsabilité personnelle en cas de troubles psychiques et physiques ainsi que pour toute autre conséquence dommageable».
Une lettre manuscrite que Libération a pu consulter, envoyée en 2023 dans un établissement de Vendée, intime en lettres majuscules : «Non aux cours d’éducation sexuelle […] Non à la venue de drag-queens. Stop à tous les désaxés sous prétexte de tolérance. Stop à LGBT (sic) et au genre. Ça va péter.» Si certains rectorats s’en alarment, comme l’académie de Nantes qui conseillait la même année, après l’envoi de lettres de menaces dans deux écoles, de les ouvrir si possible «avec des gants et éventuellement un masque», d’autres préfèrent ne pas faire de vague. Le 25 novembre, SOS Education dénonçait dans un tweet la diffusion par l’académie de Normandie d’une soi-disant brochure, sans donner de sources, qui expliquerait que «les garçons n’ont pas de règles sauf les garçons transgenres» ou donnerait la référence d’un livre recommandé dès 3 ans, qui décrirait le changement de genre d’une fillette. Les jours suivants, le rectorat a verrouillé tous ses sites académiques, désormais plus en accès libre. En dehors des textes officiels, tous les contenus liés à l’éducation à la sexualité ont aussi disparu de la section SVT du site de l’académie de Normandie. Joint par Libération, le rectorat invoque une simple «réorganisation du fonctionnement des sites disciplinaires». Une version à laquelle Valérie, prof de SVT depuis trente-six ans dans l’académie, a du mal à croire. «Le site sur lequel j’ai l’habitude d’aller a été vidé de sa substance juste après la rumeur de SOS Education. C’est une censure qui montre que le rectorat a capitulé devant l’extrême droite.»
L’offensive réactionnaire essaime. En Belgique, huit écoles ont été incendiées ou vandalisées à la rentrée 2023, en pleine polémique contre l’éducation sexuelle. Les arguments comme les modes d’action circulent de pays en pays. Le collectif américain Moms for Liberty suit la même trajectoire que les Mamans louves : une création durant la pandémie, une lutte contre le «wokisme» lancée à mesure que la crise sanitaire s’éloignait et une façade non partisane vite craquelée. En août, Donald Trump était reçu en majesté à leur convention. Lors de son investiture, il n’a reconnu que les «deux sexes» masculins et féminins. Une trajectoire qu’associations et syndicats ne veulent pas voir advenir en France. «Cette offensive confirme le poids de l’extrême droite, engagée dans la bataille culturelle et politique, qui utilise l’école et parvient à peser sur son agenda, craint Sophie Vénétitay, du Snes-FSU. C’est aussi inquiétant pour l’école que pour la démocratie.»