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Libération
Reportage, épisode 1

Un an avec la section hip-hop d’un collège de Saint-Denis : la danse pour donner «de nouveaux horizons»

Toute l’année, «Libération» suit les élèves de la section hip-hop du collège Federico-Garcia-Lorca à Saint-Denis. Premier épisode, la rentrée et les raisons qui les ont poussés à s’inscrire.
Au collège Federico-Garcia-Lorca de Saint-Denis, le 8 septembre. (Cyril Zannettacci/Vu pour Libération)
publié le 18 septembre 2023 à 15h33

lls s’appellent Ismaël, Patricia, Melvyn ou Christy et ont entre 13 et 14 ans. Ils font partie de la section hip-hop du collège REP+ Federico-Garcia-Lorca à Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis. Ils sont entraînés par leur professeure d’EPS, Emilie Fritz, dont l’objectif est de les faire sortir de leur quartier. Libération suit la bande tout au long de l’année scolaire, pour raconter ces jeunes, leur quotidien, leurs doutes et leurs espoirs. Le 2e épisode est ici

Ça se bouscule derrière le portail vert qui ne s’ouvre plus que d’un seul côté. «Allez ! Laissez-les passer s’il vous plaît», tonne un surveillant du collège Federico-Garcia-Lorca qui fait office de videur en ce vendredi caniculaire de la rentrée. Le groupe d’élèves prioritaires se faufile vers la sortie, devant un gamin à vélo qui multiplie les allers-retours sur le trottoir en faisant décoller sa roue avant, buste incliné vers le guidon. Face à ce collège REP – réseau d’éducation prioritaire renforcé – de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), les barres HLM vétustes de la cité des Francs-Moisins dont les fenêtres plongent sur la cour de récré. Derrière l’établissement scolaire, les 4 000, cité rivale de la Courneuve.

Le petit groupe de quatrième et de troisième s’engouffre dans le gymnase, à deux pas de là, direction le dojo du rez-de-chaussée. Il est bientôt 15h30. Le cours de la section sportive hip-hop de Federico-Garcia-Lorca peut démarrer. Ouverte en 2017 à l’initiative d’Emilie Fritz, cette section accueille chaque année entre dix et quinze élèves, répartis en deux équipes. Les sixièmes avec les cinquièmes le jeudi, et les quatrièmes et troisièmes le vendredi, pendant deux heures.

Les deux groupes alternent aussi chaque semaine l’entraînement du lundi, sans compter les heures supplémentaires pour préparer une compétition ou un spectacle. Ce qui s’improvise facilement puisque les jeunes habitent pour la plupart dans la cité voisine, ou juste à côté. Leur prof d’EPS n’a pas besoin de les prier. La danse hip-hop, ils aiment tous ça. Les danseurs ont été sélectionnés au mois de mars, parmi 30 à 40 candidats, à l’issue d’auditions passées dans les écoles primaires du secteur, et au sein de leur collège.

«Vous voulez que je vous dise à quel point c’est la cata ?»

Le groupe du vendredi compte deux garçons pour huit filles, avec un niveau scolaire très variable. Ce qui compte, c’est de savoir danser et de respecter la discipline. Un enjeu important dans ce collège très ségrégué, sans aucune mixité sociale, où les élèves cumulent souvent difficultés sociales et scolaires. Les dix ados, basket, tee-shirt et jogging larges et noirs s’installent face au miroir et à leur prof d’EPS. «Allez, on commence par l’échauffement, c’est la rentrée», annonce Emilie Fritz, après avoir lancé sa playlist – mélange de rap américain, r’n’b et soul – sur son portable relié à la sono.

Tête, chevilles, bassin, coudes, tout y passe. Les muscles se réveillent au rythme des squats version breakdance, des gainages – la classique et redoutée planche – ou des sauts à la verticale, jambes et bras écartés. A chaque gros effort, on s’applaudit. Au sol, les jeunes danseurs enchaînent les mouvements rapides, mais pas vraiment coordonnées, sous le regard attentif de leur prof trentenaire. Qui s’accroupit, cuisses ouvertes en V, demi-pointes et doigt d’une main au sol, pour décortiquer le jeu de jambes rapide du six-step, figure basique du breakdance. «Vous voulez que je vous dise à quel point c’est la cata ?» lance-t-elle agacée.

Une douzaine de sections hip-hop ont essaimé ces dernières années dans les collèges de France. Celle de Saint-Denis a été créée à l’initiative d’Emilie Fritz, ancienne danseuse contemporaine, en 2017. «Dans le quartier, c’est plutôt la culture de la danse afro, donc ce n’était pas une évidence de proposer du hip-hop, même si je savais que ça fonctionnerait bien. Les jeunes ont besoin d’apprendre la rigueur de la danse hip-hop avant de s’en détacher pour exprimer leurs émotions», explique-t-elle. Saint-Denis était pourtant l’un des foyers de la culture hip-hop en France, dans les années 80-90, grâce au groupe Suprême NTM de JoeyStarr et Kool Shen, nés dans cette commune de la banlieue parisienne, qui compte 50 % de logements sociaux. Les élèves d’Emilie Fritz ne connaissent pas NTM, trop vieux pour eux, mais ils ont découvert grâce à leur prof la compagnie de danse hip-hop Aktuel Force, originaire du quartier, et dont ont fait partie les deux rappeurs français.

Un voyage à New York

Patricia, 14 ans, décrite par sa prof comme «excellente sur le plan scolaire et en danse» est brouillonne en cette fin de semaine. Son blaze (son nom d’artiste) ? «Patate». Elle l’a choisi «sans réfléchir» quand elle avait 12 ans, comme un dessin tatoué trop jeune qui vous colle à la peau. «J’ai toujours fait des mouvements devant le miroir. Mais petite je ne savais pas que c’était de la danse. Je ne connaissais pas ce mot», retrace-t-elle en parlant très vite pour conjurer sa timidité. Le hip-hop a été un déclic : «C’était tout ce que je regardais à la télé en fait ! J’aime ça parce que j’oublie tout en dansant et il y a des pas trop stylés.»

Emilie Fritz, jogging bleu ciel et nom de blaze, «Fantastic Fritz», inscrit sur son collier doré, scrute les mouvements de ses élèves, les chambre, les engueule et leur sourit beaucoup. Denisa, 13 ans, la considère même comme une «deuxième mère». «Elle se bat pour nous», dit-elle, prenant pour exemple ces danseurs qu’elle leur fait rencontrer, ces spectacles où elle les emmène dans Paris et surtout ce «voyage de rêve» à New York l’an dernier. La prof s’est démenée pour que tout le monde puisse partir – le visa de Denisa avait été refusé par les Etats-Unis au départ – en lançant une campagne de crowdfunding, en plus d’un coup de pouce du département.

«C’est génial de faire tout ça avec la section, surtout au collège, parce que c’est la période où on sort le moins, ajoute Christy, 14 ans, qui a passé les grandes vacances en région parisienne, à me reposer parce que ça fait du bien, et à regarder la télé.» Quand elle danse, le regard vagabond, elle assure parvenir à se concentrer, elle qui est souvent dans la lune. «Jamais de ma vie je me serais dit que je pourrai faire ça. Les cours de danse, c’est cher. Là, au moins, c’est gratuit, il faut juste être motivé.» Emilie Fritz veut apprendre à ces jeunes «le goût de l’effort pour qu’ils s’épanouissent plus tard dans quelque chose qu’ils aiment».

Dans son viseur en prononçant ces mots, Ismaël, 14 ans qui se décrit comme «nerveux, distrait, perturbateur en classe». Avant d’ajouter : «Je vais pas vous mentir, mon niveau n’est pas très bon en cours.» Mais cet ado longiligne adore danser. En primaire déjà, il s’amusait à créer des chorégraphies à partir de vidéos Youtube. Il est ravi qu’un deuxième garçon, Melvyn, ait intégré son groupe cette année, pour faire taire les rumeurs : «Beaucoup me disaient que j’étais gay juste parce que je fais du hip-hop. Je le suis même pas, j’aime juste la danse, comme les autres aiment le foot ou le basket.»

Emilie Fritz souhaite offrir à ces gamins «de nouveaux horizons», en les sortant du quartier. Son objectif ultime, intégrer les meilleurs dans les deux seuls lycées de France qui comptent des sections sportives d’excellence de hip-hop : Jean-Jacques Rousseau, à Sarcelles (Val-d’Oise) et surtout le lycée Turgot, en plein cœur de Paris. Le graal pour Patricia : «Pour sortir de mon environnement, ce serait super. Sinon je ne bougerai jamais d’ici.»