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Libération
Reportage

Un camion itinérant parcourt le Val-d’Oise pour lutter contre l’illettrisme

L’association Clé a créé un bus itinérant pour écouter et orienter les personnes illettrées dans le Val-d’Oise. Un handicap qui concerne 2,5 millions de Français. Rencontre lors de son étape à Franconville.
Audrey Colnat, directrice de l'association CLE, à Franconville jeudi. (Cyril Zannettacci/VU' pour Libération)
par Kadiatou Sakho et photos Cyril Zannettacci. Vu
publié le 6 mars 2021 à 12h48

Un camion blanc aménagé en bureau à proximité de sept stands de nourriture et de vêtements. Voilà ce qu’on peut apercevoir pour la deuxième fois depuis le début de l’année, le jeudi après-midi, à l’entrée de la gare de Franconville-Le Plessis Bouchard, en région parisienne. A chaque fois, à son bord, deux membres de Clé, une association qui lutte contre l’illettrisme depuis vingt-quatre ans. Ce jour-là, Audrey Colnat, présidente de l’association Clé, accompagnée de Marinette, 65 ans, une de ses 130 bénévoles, y sont présentes. «Rester tous les jours au sein de notre local associatif fixe à Ermont (Val-d’Oise) devenait contre productif à la longue», glisse la première derrière son masque. De ses cinq années à la tête de l’association, elle a retenu une chose primordiale : il faut être au plus proche des illettrés pour avoir une chance de les aider, surtout en période de crise. Alors depuis près d’un mois, l’équipe sillonne le département du Val-d’Oise au sein du fameux véhicule. «On l’a décoré de sorte que les personnes qui ne savent pas lire puissent comprendre son utilité. On a mis des photos de mains qui écrivent ou encore d’autres à côté de calculatrices, décrit Marinette qui a rejoint l’association, il y a près d’un an. Je pense que ça montre bien qu’on est là pour répondre à toutes les demandes liées à l’écriture, la lecture, le calcul et même l’informatique.» Un décor qui étonne et attire le regard des curieux sur la place. Mais peu de personnes s’y arrêtent pour se rapprocher de ses occupants. «C’est la même chose dans les autres quartiers que l’on traverse à Herblay, Taverny, Ermont, Pierrelay et Montigny-lès-Cormeilles, explique la présidente de l’association. Ce n’est pas facile de demander de l’aide lorsqu’on a ce handicap. C’est encore très tabou en France», explique Audrey Colnat.

7% de Français confrontés à ce handicap invisible

L’illettrisme touche pourtant 2,5 millions de Français, soit 7 % de la population. Un phénomène présent dans toutes les classes d’âge et catégories sociales. «Mais on remarque qu’il y a souvent un lien entre l’illettrisme et la pauvreté. Lorsqu’on est en situation de précarité, on a moins accès à la culture et à l’éducation de manière générale», indique Hervé Fernandez, directeur de l’agence nationale de lutte contre l’illettrisme. Contrairement aux analphabètes, les illettrés ont été scolarisés. Certains cumulent des difficultés liées à la lecture, à l’écriture, aux calculs depuis leur plus jeune âge. Les autres ont perdu leurs acquis de base au cours de leur vie par manque de pratique. Mais tous rencontrent automatiquement des difficultés à utiliser les outils numériques. Un problème résumé en un mot : «l’illectronisme», l’illettrisme appliqué au numérique. Une véritable épreuve pour les personnes touchées, surtout en période de pandémie où tout tend à être informatisé. C’est le cas de l’épouse de Rachid, 67 ans. Une femme de 45 ans qui a arrêté l’école en classe de sixième en Algérie. «Elle a des problèmes pour lire et écrire. Elle ne peut pas lire de livre aux enfants de la famille ou postuler à tous les emplois qu’elle voudrait», confie cet habitant de Sannois au binôme de Clé, à l’entrée du camion.

Pour lui venir en aide, Audrey Colnat lui donne le numéro de l’association, afin que sa femme puisse passer un test de niveau au sein de leur local. Après celui-ci, elle pourra être suivie par un bénévole pendant environ un an pour atteindre ses objectifs. «Chaque bénévole à Clé a trois jours de formation par mois pendant près d’un an pour accompagner efficacement les illettrés. Ils y apprennent différentes méthodes afin d’inculquer leur savoir, et surtout la patience pour y arriver», explique la présidente de l’association. Avec son équipe, elle a l’habitude d’être interpellée par les proches des illettrés. Mais aussi par des personnes qui cherchent à avoir des renseignements sans avouer être porteur de ce handicap. «Cette semaine à la permanence d’Herblay, il y a un homme qui est passé nous voir trois fois. Lors de ces premiers passages il a dit qu’il venait prendre des informations pour son cousin. Mais au bout du troisième, il nous a avoué qu’en fait c’était pour lui», raconte Audrey Colnat.

Pour détecter les personnes qui n’osent pas confier être illettrées, Audrey observe attentivement la manière dont elles remplissent leur fiche de renseignements. Elle est pratiquement sûre qu’ils sont touchés par l’illettrisme lorsqu’ils s’aident de leur carte d’identité ou d’une tierce personne pour remplir les informations simples qui leur sont demandées : nom, prénom, âge, adresse, disponibilités, etc. «Ils ont besoin d’être en confiance pour exposer leurs difficultés. Ça prend parfois un peu de temps, tout cela», explique-t-elle. Pour faire ce travail de mise en confiance à Franconville, l’équipe de clé compte sur les vendeurs du marché où elle s’installe à chaque fois. Surtout que parmi eux se trouvent des illettrés, comme Bacha, 62 ans. Elle sait lire, mais a du mal à écrire convenablement.

«Je n’ai pas l’impression d’être une femme indépendante»

Depuis plus de trente ans, elle travaille dans la restauration et la vente. Elle aimerait apprendre à mieux rédiger, mais elle dit ne pas avoir le temps. «J’ai arrêté l’école à dix ans. Mais je cours partout pour travailler et payer mes factures», explique-t-elle, les yeux rivés sur les gâteaux orientés installés sur son stand. Depuis près de cinquante ans, elle utilise plusieurs techniques pour compléter ses papiers administratifs. «Dans l’avion, je demande toujours aux personnes assises à côté de moi de remplir mes papiers administratifs à ma place. Pour les autres tâches administratives, je demande à mes voisins ou à mes enfants. J’arrive toujours à trouver quelqu’un même si, parfois, je reçois des refus d’amies ou d’inconnus», raconte-t-elle la gorge un peu nouée. Avant d’ajouter : «Ça les fatigue parfois de le faire, mais moi aussi je suis fatiguée de leur demander. Ce n’est pas facile pour moi. Je n’ai pas l’impression d’être une femme indépendante, à cause de cela.»

Ce sentiment de dépendance est sans doute partagé par certains clients de Sylvain, 21 ans, qui tient une table de charcuterie à quelques pas de Bacha. Il explique à Audrey Colnat avoir «deux bons clients» éprouvant des difficultés à lire le nom des aliments et les prix écrits à la craie blanche sur les ardoises noires. «Pour payer, ils me donnent leur portefeuille afin que je pioche moi-même les pièces et les billets», rapporte-t-il. Sylvain s’est donné pour prochaine mission de donner les prospectus de l’association Clé aux deux personnes en question et même de les accompagner jusqu’au camion itinérant si c’était nécessaire. «Il n’y a pas d’âge pour apprendre ou réapprendre à lire, écrire ou compter. Ça leur permettra de ne pas se faire voler parce que ça peut leur arriver. Heureusement que je suis honnête, mais tout le monde ne l’est pas malheureusement», explique-t-il.