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Interview

«Vice-Versa» comme outil pédagogique sur la santé mentale : «La pop culture permet de passer par un filtre pour s’exprimer»

Le gouvernement lance une campagne de sensibilisation à destination des enfants, en s’appuyant sur les personnages du film d’animation. Spécialiste des consommations et pratiques médiatiques des jeunes, Laurence Corroy explique l’intérêt d’un tel outil de médiation.

Peur, Dégoût, Joie, Tristesse et Colère, les personnages de «Vice-Versa» et «Vice-Versa 2». (Pixar Animation Studios - Walt Disney Pictures/Collection ChristopheL. AFP)
Publié le 10/10/2025 à 15h00

Joie, Dégoût, Tristesse, Colère… Dans le film d’animation à succès Vice-Versa – produit par Pixar, filiale de Disney –, les émotions prennent vie sous les traits de personnages hauts en couleur, auxquels les enfants peuvent s’identifier. Une représentation ludique et accessible, désormais mise au service d’un enjeu de santé publique : la sensibilisation à la santé mentale. C’est dans cette optique que le gouvernement a dévoilé jeudi 9 octobre une nouvelle campagne à destination des élèves du CP à la sixième, en partenariat avec le studio américain. Un livret pédagogique, illustré avec les personnages du film, sera distribué dans les écoles dans les prochains jours. Objectif : aider les enseignants à aborder avec leurs élèves les émotions, le mal-être ou encore l’anxiété, et ainsi contribuer à ouvrir le dialogue autour de la santé mentale avec les plus jeunes.

Professeure des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine et spécialiste des consommations et pratiques médiatiques des jeunes, Laurence Corroy analyse cette démarche pour Libération.

Que pensez-vous du recours à la pop culture pour aborder les questions complexes de santé mentale ?

J’y suis plutôt favorable, à condition que ce soit adapté et que ça corresponde aux consommations réelles des publics enfantins visés. Dans ce cas, la culture populaire peut devenir un outil de médiation intéressant. Elle permet d’aborder des sujets intimes, parfois tabous, sans que les enfants ne soient directement pris à partie. Par exemple, quand je questionne un lycéen sur ce qu’il pense des relations amoureuses d’un personnage, cela lui permet de parler de lui-même, mais avec un filtre qui fait qu’il se sent en toute sécurité. C’est en ce sens que la culture populaire me paraît intéressante : elle permet de passer par une médiation, une diagonale, un filtre pour s’exprimer sans danger.

Et pourquoi le film Vice-Versa en particulier ?

Là où le film est malin, c’est qu’il montre que toutes les émotions servent à quelque chose. Très souvent, on valorise la joie, la gentillesse, l’empathie comme des qualités absolues et on considère qu’il serait tout à fait condamnable d’éprouver de la tristesse, de la colère, etc. Ce film porte alors un discours déculpabilisant sur des sentiments qui nous habitent tous, enfants comme adultes, et pour ça, ce film est vraiment bien.

La pop culture comme outil de médiation, c’est une initiative nouvelle ?

Je pense que c’est quand même relativement nouveau qu’on prenne conscience que la culture populaire, réellement consommée par les jeunes, peut constituer un outil intéressant de médiation. De fait, ça ne fait pas longtemps que la recherche scientifique s’est emparée des objets culturels populaires des adolescents, des jeunes, et des enfants, pour pouvoir produire des savoirs, et ensuite des outils de médiation. Mais il faut que ce soit bien fait, évidemment.

Des syndicats enseignants perçoivent dans cette campagne le résultat d’un manque de moyens mis à disposition des écoles pour traiter de santé mentale. Qu’en pensez-vous ?

On voit bien que les établissements sont sous-dotés en psychologues scolaires, en infirmiers et infirmières scolaires que l’on a du mal à recruter. Donc bien sûr qu’il y a un manque de moyens. Maintenant, il y a aussi un affrontement – qui n’est vraiment pas nouveau – entre culture populaire et culture élitiste, l’école s’étant toujours revendiquée d’une culture élitiste et ayant sous-évalué l’intérêt de la culture populaire. On demande beaucoup de choses aux enseignants et ils n’ont pas toujours les formations adéquates pour pouvoir répondre aux attentes qui leur sont faites. Ils ont un programme académique à tenir, des socles communs à réaliser. Et on leur demande en plus de maîtriser la culture populaire qui n’est pas celle pour laquelle ils ont été formés en premier. On peut comprendre qu’il y ait un malaise, une difficulté ou parfois un rejet.