En résumé :
- CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, Unsa, FSU et Solidaires ont appelé à la grève ce jeudi 18 septembre et à manifester contre les mesures budgétaires «brutales» annoncées cet été. Malgré la chute du gouvernement Bayrou, les leaders syndicaux ont maintenu leur appel.
- Les syndicats ont annoncé en fin d’après-midi la présence d’un million de manifestants en France, contre 500 000 selon le ministère de l’Intérieur.
- La mobilisation réussie des syndicats met la pression sur le nouveau Premier ministre, qui a promis de les recevoir «dans les prochains jours».
Avec plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues, l’appel de l’intersyndicale a largement trouvé son écho jeudi en France. Les revendications disparates reflétaient surtout une déconnexion croissante entre le pouvoir politique et les citoyens. Lire l’édito d’Alexandra Schwartzbrod.
Comme un parfum de janvier 2023, avec une vingtaine de degrés de plus. L’intersyndicale qui avait mené la bataille contre la réforme des retraites il y a plus de deux ans est parvenue à rassembler plus de 500 000 manifestants dans toute la France ce 18 septembre, estimation basse livrée par l’Intérieur quand la CGT en a dénombré 1 million. A titre de comparaison, le mouvement de 2023 avait démarré le 19 janvier avec 1,1 million de manifestants selon l’Intérieur, deux millions selon les syndicats. Il avait atteint un pic national et un record historique le 7 mars avec 1,3 million de personnes selon les autorités, et 3,5 millions selon la CGT. Si ce 18 septembre s’affiche en deçà, il revêt toutefois un caractère exceptionnel vu sa date – très proche de la rentrée – et le contexte politique. Les commentaires qui affirmaient qu’une telle journée n’avait pas de sens alors que le Premier ministre, Sébastien Lecornu, n’a ni gouvernement ni projet de budget sur la table, auront été démentis par un niveau de mobilisation élevé. Lire l’analyse de nos journalistes.
Avec plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues ce jeudi, la mobilisation réussie des syndicats met la pression sur le nouveau Premier ministre, qui poursuit ses consultations. Retrouvez notre édition de demain en ligne et chez les marchands de journaux (ou dans votre boîte aux lettres, si nous avons le bonheur de vous compter parmi nos abonnés).
Les photographes de Libération ont suivi les blocages et manifestations qui ont réuni plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues ce jeudi 18 septembre à l’appel des syndicats. Voir notre diaporama.
Le Premier ministre a assuré jeudi, au terme d’une deuxième journée de mobilisation, que les «revendications» des manifestants pour plus de justice sociale et fiscale étaient «au cœur des consultations» qu’il avait engagées avec les forces politiques et syndicales depuis sa nomination. Désireux de «poursuivre le dialogue», il ajoute qu’il recevra «à nouveau les forces syndicales dans les jours qui viennent».
«La France n’a pas été bloquée» jeudi lors de la journée de mobilisation sociale, qui a rassemblé 506 000 personnes dans le pays, dont 55 000 à Paris, s’est félicité le ministre de l’Intérieur démissionnaire Bruno Retailleau. Le ministre a annoncé, peu après 20 heures, 309 interpellations et 134 gardes à vue à la suite des actions et manifestations, où étaient présents «7 300 individus radicalisés, dangereux, black blocs». «On a compté à 19 heures 700 actions de voie publique», c’est-à-dire «des tentatives de blocage, de filtrage ou des cortèges», a-t-il ajouté lors d’un point de presse.
20 heures, la place de la Nation est rouverte à la circulation automobile. Quasi calme. Côté boulevard Diderot, une jauge de 200 manifestants hurle «Tout le monde, tout le monde, déteste la police» devant une trentaine de forces de l’ordre. Qui soudain chargent sur une vingtaine de mètres. Envoient des lacrymo près de la statue du Triomphe de la République. La nuée s’éparpille en criant. Riant parfois. Puis tout le monde se remet en place. Entre chiens et loups. Un ballet d’une quinzaine de camions de police tourne autour de la place, sirènes allumées. Repart, comme on lève le camp. Imité par les fourgons bleus des CRS. Nouvelle charge sur la place. Un couple de jeunes court et tamponne en traversant la route une voiture qui roulait au ralenti. Les derniers CRS présents, une cinquantaine, s’avancent en nombre. Des ados rigolent : «Venez, venez, ça va charger !» Avant de se fondre dans les rues alentours. Au centre de la place, dans la fumée, ne passent plus que les silhouettes des forces de l’ordre.
Le Premier ministre Sébastien Lecornu a condamné «avec la plus grande sévérité» les «exactions» contre les forces de l’ordre ainsi que «les dégradations» perpétrées en marge de la journée de mobilisation organisée jeudi par tous les syndicats. «La violence n’est pas un moyen d’action politique légitime, et personne ne doit l’excuser. Il ne peut y avoir de liberté de manifester sans le respect des lois», a ajouté le chef du gouvernement dans une «déclaration» publiée par ses services, en «remerciant l’ensemble des forces de sécurité pour leur engagement au service des Français et pour le maintien de l’ordre, dans le respect de nos valeurs républicaines».
EDF a fait état à la mi-journée sur son site internet de quelque 4 000 MW de baisses de charge dans ses centrales de production d’électricité liées à la grève, soit l’équivalent de quatre réacteurs nucléaires. La France compte au total 57 réacteurs nucléaires. Les centrales thermiques (gaz) de Blénod (Moselle) et Martigues (Bouches-du-Rhône), et les centrales nucléaires de Saint-Alban (Isère), Flamanville (Manche) et Saint-Laurent (Loir-et-Cher) ont concentré ces baisses. «La baisse de production est susceptible de se prolonger jusqu’à la fin du mouvement social annoncé», a indiqué EDF sur son site internet.
Les leaders de la CFDT, Marylise Léon, et de la CGT, Sophie Binet, ont annoncé jeudi soir que l’intersyndicale se réunirait vendredi, au lendemain d’une large mobilisation qu’elles ont jugé «réussie», pour décider de la suite du mouvement. «Il y aura une expression de l’intersyndicale demain [vendredi] et donc l’idée, c’est bien de de mettre le Premier ministre face à ses responsabilités», a déclaré Marylise Léon, sur RTL. «Plus que jamais, l’heure est à l’action», a estimé la CGT dans un communiqué transmis jeudi soir, confirmant une expression intersyndicale le lendemain.
Côté avenue du Trône, les CRS jouent à faire peur aux manifestants. Un étroit boyau est ouvert pour permettre de dégager la place de la Nation. Non loin, soudain, une charge a lieu. Courses, lacrymo, les gens se pressent pour déguerpir. Mais le boyau est fermé par les forces de l’ordre, à touche-touche entre leur camion et les immeubles. Les gens se massent. «Putain, on peut pas sortir, ils nous nassent ! En plus j’ai les yeux qui pleurent», tonne un étudiant. «Ils procèdent par vague, lance un autre. On veut juste partir !» Une vieille dame au milieu de la foule dense prend son mal en patience. Un gars attend avec son vélo. Dans les moments de cohue où tous se bousculent, il y a toujours un vélo pour complexifier le problème. Un couple de quadra veut passer. «Impossible», lui retorque-t-on. «Mais pourquoi ils ne nous laissent pas sortir ? C’est un scandale !» On entend des tirs de lacrymo. «Ce serait con qu’elle tombe sur nous !» glisse l’étudiant. Silence. Au bout de quelques minutes, les CRS se décalent, le flot de manifestants peut s’écouler goutte à goutte hors de la place. Le cycliste aussi.
18h40. Les gyrophares clignotent au bout de la rue de Charonne où la tempête semble être passée. Quelques piétons râlent devant les grilles de métro fermées. Le boulevard est encore bloqué, les cyclistes qui tentent d’éviter quelques morceaux de verres s’en sont emparés. Anne et Marc, 65 ans, rentrent chez eux «après une bonne manif où il y avait du monde, beaucoup de jeunes et peu de casse». Pas question de rejoindre la place de Nation qui pue désormais trop la lacrymo, ils ont «déjà donné plus jeunes». Mais même «ieuv», ils sont toujours mobilisés. «Je suis médecin en banlieue Est, je vois la misère grandir», regrette Marc. Dernièrement, avec le doublement des franchises médicales, une patiente lui a confié ne pas pouvoir dépenser huit euros pour du Doliprane. Ça, et la montée de l’extrême droite, ça l’a conforté dans le fait qu’il faut «continuer de lutter».
Un journaliste et deux policiers ont été blessés à Lyon ce jeudi lors de heurts entre forces de l’ordre et un groupe de jeunes masqués, en tête de la manifestation contre l’austérité, selon la préfecture et des journalistes de l’AFP. Les incidents ont débuté environ une heure et demie après le début de la manifestation, qui a rassemblé entre 14 000 et 20 000 participants selon les chiffres de la police et des syndicats. Lors des incidents, un journaliste de France Télévisions a été blessé au dos, sa chemise déchirée. «Nous ne savons pas s’il s’agit d’un tir de mortier (d’artifice) ou d’une grenade (des forces de l’ordre). Il a des brûlures superficielles et des acouphènes. Il est amené à l’hôpital», a précisé France Télés à l’AFP. Le Syndicat national des journalistes de France Télévisions a demandé, dans un communiqué, une enquête pour «déterminer l’origine du tir qui a atteint notre confrère», précisant que l’équipe de reportage «très choquée» était accompagnée de deux agents de sécurité.
Au milieu de la place de la Nation, pris dans les effluves mêlés de pneus brûlés et de lacrymo, impeccable dans une chemise blanche bardée de son écharpe d’élu : Antoine Léaument. Un type avec un masque à gaz aborde le député (LFI) de l’Essonne : «Mmm mmm mm mmmm mm mmmm…» «Pardon ?» Le type enlève son masque : «Merci pour ce moment !» Puis c’est un groupe de jeunes costauds qui le remercient aussi pour la manif. Puis une bande de jeunes femmes qui veulent être photographiées avec lui les doigts en cœur. Que pense-t-il de cette journée ? «Très populaire, bon enfant. C’est un succès. De toute façon cela ne va pas s’arrêter.» Entre les pro-Gaza, les suffoqués de la réforme des retraites, les fatigués de l’instabilité gouvernementale et les anti-Macron énervés par son obstination libérale, la contestation n’a jamais paru «aussi large». De quoi donner à la gauche radicale un poids supplémentaire dans sa volonté de pousser Macron à la démission ? «J’espère, on verra bien. En tout cas, ce n’est pas fini !» Il est happé pour de nouveaux selfies. Au loin, une fanfare entonne le thème de Dark Vador.
Du simple au double. Et chacun dans son rôle : après l’annonce par la CGT de la présence de plus d’un million de manifestants à travers la France, le ministère de l’Intérieur a dévoilé en fin d’après-midi ses propres chiffres. Elle annonce plus de 500 000 personnes dans le pays pour un total de 700 actions sur la voie publique hors Paris. Beauvau a indiqué qu’à 18 heures, 181 personnes ont été interpellées dans toute la France. A Paris, la préfecture de police a annoncé la présence de 55 000 manifestants, et a fait état de 31 interpellations. Selon ce bilan, 10 manifestants et un journaliste ont été blessés. Du côté des forces de l’ordre, on dénombre 11 blessés légers. Le ministère ajoute que 29 incendies se sont déclarés.
Comme de nombreuses personnes, il marche à contre-courant de la manif. Pourquoi ? Ça ne l’intéresse pas ? «Si, je suis avec eux depuis ce midi, mais là je vais récupérer mes cachets, je les ai oubliés. Ensuite, je reviens !» Il a fait un AVC, est tout habillé de noir, crâne dégarni, et la situation l’énerve et l’écœure. «J’ai 74 ans, 800 euros de retraite et 500 euros de loyer. Comment je m’en sors ? Même pour les jeunes, ce système est pourri.» Il repart. «Une honte !»
«Frère, il est dégueu ton maillot, va manifester sur la Canebière non ?» Mehdi fait une moue et finit de rouler son joint. On lui fait remarquer que c’est peut-être ambitieux de porter un maillot de l’OM comme ça, à Paris et puis, le clasico c’est dimanche. «Non, tranquille, analyse-t-il. Y’en a plein des comme moi ici.» Qu’en est-il de l’inverse ? «Ça commence, avec la Ligue des Champions et tout…» Lui vit entre la capitale et Marseille. Alors il manifeste parfois ici, parfois dans le Sud-Est. «Ça fait du bien de se balader avec des gens qui sont d’accord avec toi un peu.» Comprendre : des gens qui n’aiment pas trop Macron et qui sont choqués du sort des Gazaouis. Il ne se considère pas comme quelqu’un de politisé mais il a commencé à suivre les mouvements sociaux depuis les gilets jaunes. «Ils sont chauds les flics là non ? J’ai couru jusqu’ici.» Soit jusqu’à un banc en plein centre de la place de la Nation. Du côté du boulevard Voltaire, des enceintes en mauvais état crachent avec difficulté du boum boum pas très bien. Mehdi est reposé, il rejoint l’action et les vivas des manifestants. Derrière, un gendarme répète avec de moins en moins d’entrain : «Sortie : cours de Vincennes.»
La police du Bas-Rhin a annoncé sur X (ex-Twitter) la tenue d’une manifestation «illégale» à Strasbourg : «La manifestation actuellement en cours à Strasbourg n’est pas déclarée, donc illégale.» Les services de police demandent aux participants de se désolidariser de cette action. Selon les Dernières nouvelles d’Alsace, «certains manifestants sont allés au contact avec les forces de l’ordre» après l’arrivée du cortège officiel au niveau du campus de l’Esplanade. S’il a été demandé à la foule de se disperser, «un véritable jeu du chat et de la souris se joue actuellement dans le quartier de la Krutenau», relatent nos confrères, qui évoquent des charges policières.
Du côté de Saint-Ambroise, deux instits trentenaires. L’une tient dans ses bras Emile, 1 an. «C’est sa première manif !» Leur école est dans le quartier de la Goutte d’or (XVIIIe arrondissement). Elles s’opposent aux fermetures de classe. «Chaque année, c’est comme une épée de Damoclès, les conditions se dégradent.» Elles veulent plus de moyens pour l’Education nationale et plus de profs, pour que le système fonctionne, pas forcément pour des revalorisations salariales. «Il y a eu un coup de pouce déjà de ce côté-là», affirme l’une. «Oui, encore que 2200 euros en début de carrière, quand tu es célibataire à Paris tu peux à peine te loger, tempère sa collègue. En Ardèche ou dans la Creuse, je dis pas, mais ici…»
Short gris, tee-shirt rose et cheveux bouclés, elle ambiance le boulevard Voltaire depuis son balcon. Elle aimerait descendre mais elle s’est fait une entorse au genou. On le sait parce qu’elle l’a crié, beaucoup. En bas, un jeune homme insulte un panneau publicitaire et le prévient : «T’as de la chance que j’aie plus de pierres, toi.» Après une série de charges policières parfois violentes et d’arrestations, le cortège de devant arrive place de la Nation. Les slogans sont antifas, anti Macron et des symboles, comme les banques, sont parfois attaqués, généralement sans succès. Depuis son balcon, la dame au tee-shirt rose applaudit, on aperçoit encore ses bras levés. On a accéléré car derrière, ça a encore chargé.