
Hors saisons (1/5)
EN IMAGES - Rois et rennes de Sibérie
Par
Texte Emilie Rouy
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Photos Natalya Saprunova
publié le 19 août 2024 à 8h00
Les motifs des costumes traditionnels evenks sont inspirés de la nature. L'amulette portée sur la poitrine des femmes reproduit la forme du grand tétras en parade. Ici, Nadejda Grigorieva, 68 ans, grande artisane de Khatastyr, une colonie rurale de la région d'Aldan connue pour son or, tient les plumes d'une femelle et d'un mâle qu'elle a chassés elle-même.
La colonie rurale de Syuldyukar a été formée en 1956 avec la construction d'une école-internat pour les enfants des éleveurs de rennes, après la découverte de gisements de diamants alluviaux sur la rivière de Vilyouï, entre 1949 et 1956. L'année 1996 désigne la dernière fête des éleveurs de rennes à Syuldyukar. Avec l'assimilation et le développement industriel, les Evenks de l'ouest de la Yakoutie ont complètement perdu leur artisanat et leur mode de vie traditionnels.
Des éleveurs passent la nuit dans une tente près du troupeau de rennes N20, dans la taïga. De nombreux Evenks de Yakoutie ont accepté de travailler pour les géologues russes, faisant office de mushers et de guides pour les aider non seulement à découvrir les richesses du sous-sol, mais aussi à leur apprendre à survivre dans un climat rude. Ils espéraient ainsi des lendemains meilleurs pour leurs enfants. Aujourd'hui, ils regrettent de les avoir aidés à prospecter.
Deux rennes sont temporairement attachés à un arbre lors d'un déplacement du troupeau N20. Toute la culture des Evenks est liée au renne. L'animal est considéré comme l'âme du peuple qui en tire toutes ses valeurs spirituelles et matérielles : nomadisme, ésotérisme, objets ménagers, cuisine traditionnelle et divers proverbes tels que : «La Terre nourrit les rennes, les rennes nous nourrissent» ou encore «Tant que le renne est vivant, l'Evenk est vivant».
Deux touristes russes de l'Oural se rendent à la fête des éleveurs de rennes à Iengra. Ils en profitent pour acheter de la viande de renne à 500 roubles le kilo, soit environ le même prix que le bœuf.
Dans la ferme d'animaux de fourrure de Iengra, les Evenks élèvent des zibelines et des renards. Si une peau de zibeline est vendue 3000 roubles, la peau de renard blanc peut rapporter jusqu'à 8000 roubles (environ 80 euros).
Natalya SaprunovaAlla Kourbaltinova, 64 ans, a passé toute sa vie à camper près du village de Iengra, dans la région de Nerioungri, au sein de la taïga de Yakoutie méridionale. Malgré la mort de son mari il y a trois ans, elle poursuit l'élevage de son troupeau de 215 rennes, avec son fils Alekseï et trois employés. Ainsi se constitue-t-elle un salaire mensuel de 35 000 roubles (environ 385 euros). Chaque année, les rennes sont vaccinés contre la brucellose, la piroplasmose et l'anthrax, qui risque de ressurgir avec la fonte du permafrost.
D'origine evenke, Edouard Romanov, ouvrier du bâtiment et activiste de Yakoutsk, considère avoir des dons chamaniques. En visite à Oymyakon, le village le plus froid au monde, il demande aux esprits de garder cet endroit froid, car ce sont les anticyclones de Yakoutie qui régulent le climat de la planète.
Alekseï Kourbaltinov, 41 ans, est le fils d'Alla et le père de deux enfants. Éleveur de rennes depuis son enfance, il se tient ici près du troupeau N20. Tous les ans, il perd entre 30 et 40 bêtes à cause des exploitations aurifères qui sont conduites sur sa terre héréditaire. Les rennes y viennent par habitude pour mettre bas, mais les faons n'arrivent pas à marcher dans la boue et périssent sur place. De plus, les chiens des chercheurs d'or attaquent et blessent les rennes. Les industriels ne prennent aucune mesure pour respecter les élevages. «Cela fait dix à quinze ans qu'ils défrichent et creusent à cet endroit, les déchets pollués vont dans la rivière Iengra, principale source d'eau potable pour les 1500 villageois de Iengra et Zolotinka», témoigne l'éleveur.
Anatolii montre d'anciennes photographies. En bas a gauche, on distingue un éleveur de rennes travaillant comme guide lors de prospections géologiques. En bas à droite, une brigade d'élevage de rennes dans la taïga Sadynskaya de la région de Syuldyukar, en 1967. Et en haut à droite, trois éleveurs travaillant comme bergers et guides en 1964 dans la région de Lensky, en Yakoutie également.
Ils font corps avec la taïga. Eleveurs de rennes, chasseurs de tradition, les Evenks connaissent tout de cette grande forêt froide. Présents partout en Russie, ces nomades ont gagné le surnom «d'Aristocrates de Sibérie» en conduisant leurs troupeaux avec dignité. Mais en Yakoutie, là ou le paysage est parsemé de mines d'or et de diamants, ce peuple autochtone se sent coupable d'avoir un jour «guidé» les Soviétiques dans leurs prospections souterraines. Aujourd'hui, le permafrost se met a fondre sous leurs pieds.
Natalya Saprunova