En partenariat avec l’Ecole des arts décoratifs, l’Ecole normale supérieure–PSL et le Muséum national d’histoire naturelle, Libération organise le 23 septembre une biennale pour célébrer le vivant. En attendant cette journée de débats et d’échanges, nous publions sur notre site tribunes et éclairages sur les thématiques qui seront abordées durant la biennale.
L’écrivain italien Erri de Luca se bat depuis des décennies pour préserver le vivant, redonner toute sa place à la nature et aux êtres qui la composent. Samedi 23 septembre, nous débattrons avec lui sur la scène de l’école des Arts décoratifs dans le cadre de la Biennale du vivant.
Comment expliquez-vous qu’il faille encore se battre pour défendre le vivant ? Est-ce qu’il ne devrait pas être normal, évident de le préserver ?
En convaincre les dirigeants actuels est une cause perdue. Toute cette génération, à l’échelle du monde, continue à travailler comme si rien ne se passait. En niant l’évidence. Beaucoup ne savent pas comment réagir. Ils n’ont pas la capacité, l’éthique, la culture pour agir de façon juste.
Que faire pour sortir de cette impasse ?
Il faut inventer une économie de la réparation du monde, efficace mais aussi profitable.
Profitable au sens économique ?
Oui, bien sûr. Je viens d’apprendre qu’à côté de Naples, à Sarno, il y a une opération en cours pour assainir les eaux du fleuve, un des plus pollués d’Italie. Voilà un investissement qui va dans le sens de la réparation. C’est profitable car de nombreuses entreprises en profitent.
Cela existe donc déjà…
Très peu. Ce sont les générations suivantes qui vont inventer cette économie de la réparation, celles et ceux qui ont moins de 20 ans aujourd’hui. Et qui, pour la première fois, comprennent que leur avenir est lié à la santé de la planète. Leur futur n’est pas le même que celui des générations précédentes. Ils ont un sentiment de responsabilité face à leur propre futur. Ils n’ont pas encore la capacité d’agir sur les décisions immédiates que devrait prendre cette classe politique adulte coincée, elle, dans le présent. Et surtout ils n’ont pas encore atteint une masse critique suffisante. Cette jeunesse, je la vois comme une jeunesse prophétique. Les prophéties sont des messages censés annoncer l’avenir. Elles sont rarement écoutées car trop perturbantes.
Vous êtes donc plutôt optimiste ?
Oui, optimiste dans le sens où je sais que je ne serai pas là quand ces changements se produiront. Je peux donc me permettre d’avoir une vision à long terme. A mon âge [73 ans ndlr], quand on monte dans une forêt, on ne voit d’abord presque rien car il y a beaucoup d’arbres. Mais quand on arrive au sommet, soudain ça se dégage, il y a une lumière, une vue panoramique sur la plaine ou les montagnes. Eh bien je me trouve dans cette montée finale. J’ai davantage d’espace devant moi, je peux regarder loin. Ce n’est pas une vision, c’est une vue. C’est pour ça que ma génération voit mieux les choses, comme les plus jeunes, cela forme une sorte d’entente qui exclut les générations intermédiaires.
Est-ce que la défense du vivant est compatible avec la notion de progrès ? Vous avez milité activement contre la Ligne à grande vitesse Lyon-Turin…
C’était une lutte contre une vision toxique du progrès et pour la légitime défense de ces montagnes que l’on prévoyait de creuser pour juste raccourcir un trajet de train. Le progrès pour moi s’identifie au verbe «convertir». La conversion n’est pas une transformation, une amélioration, c’est une subversion totale. La plus fameuse des conversions est celle de Saint-Paul qui, sur la route de Damas, tombe par terre. Sur les tableaux qui représentent cet épisode, on voit qu’il tombe d’un cheval. Mais, dans les Actes des Apôtres il n’y a pas de cheval, il tombe juste à terre et il reste aveugle pendant trois jours. Après, il est soigné par un chrétien et il devient le protecteur, le fondateur de la secte chrétienne. Ça, c’est la conversion. Pour appliquer cette métaphore à nos jours, il faut imaginer une chute et un aveuglement avant de rejoindre l’état de conversion.
Aujourd’hui on est en train de chuter ?
Non, pas encore, on est en train de trébucher, on n’est pas encore dans la catastrophe.
Les phénomènes climatiques extrêmes de cet été ne sont pas le début de la catastrophe ?
C’est encore mineur. Le dérèglement climatique va s’accélérer, le pire est à venir. Comme si la planète réagissait physiquement à ce qu’on lui inflige. Une sorte d’allergie.
Si l’on parle du vivant, on intègre forcément les êtres humains. Vous qui militez pour la défense des migrants, n’y a-t-il pas une sorte de paradoxe à vouloir sauver le vivant tout en laissant mourir à nos portes des hommes, des femmes et des enfants ? La préservation du vivant peut-elle être à plusieurs vitesses ?
La Méditerranée est une fosse commune depuis plusieurs années. Des milliers, voire des dizaines de milliers de morts sont entrés dans la chaîne alimentaire. Ces derniers jours, à Lampedusa, on a enregistré le record absolu des arrivées de migrants. L’idée que l’on puisse stopper ce flux de migrants est impraticable. Et les gouvernements le savent très bien. Ils profitent des cris d’alarme des organisations humanitaires pour gagner des points électoralement. Le gouvernement italien actuel est le plus à droite que nous ayons eu depuis longtemps et pourtant c’est celui qui a vu arriver le plus de migrants. Cela montre bien l’impuissance totale des dirigeants. Toutes ces lois inutiles ne peuvent empêcher un bateau de pêche de recueillir un homme en train de se noyer. Donc cela ne sert à rien de payer des pirates libyens à rattraper les fuyards pour les enfermer dans des prisons. C’est atroce et inutile. Nous avons accueilli des dizaines de milliers d’Ukrainiens du jour au lendemain, cela montre que ce n’est pas une question de capacité matérielle à accueillir. Les migrants ne veulent pas venir en Europe pour s’amuser, ils veulent juste travailler. Et s’ils ne trouvent pas de travail ils se déplaceront.
Si vous n’aviez qu’un élément du vivant à sauver, lequel sauveriez-vous ?
L’eau et les océans. La terre est composée en majorité d’eau. Si on ne sauve pas ça, on va tous crever.