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Nous ! Le Vivant : enquête

Face à la cécité, de nouveaux champs de vision à explorer

«Nous ! Le vivant»dossier
Privés de notre sens prédominant, les non-voyants doivent développer leur toucher, leur odorat et leur ouïe. Une expérience qui interroge les capacités de notre corps et notre rapport au monde.
Une fois les confinements passés, l’essentiel des rééducations n’a pas consisté à améliorer la technique de canne, mais à rétablir la confiance des non-voyants. (Patrick Pleul/DPA Picture-Alliance via AFP)
publié le 21 septembre 2023 à 10h51
En partenariat avec l’Ecole des arts décoratifs, l’Ecole normale supérieure–PSL et le Muséum national d’histoire naturelle, Libération organise le 23 septembre une biennale pour célébrer le vivant. En attendant le supplément qui accompagnera cette journée de débats et d’échanges, nous publions sur notre site tribunes et éclairages sur les thématiques qui seront abordées durant la biennale.

«On peut allumer la lumière, ici ? Je vois rien», entend-on un matin dans les bureaux de la rédaction obscurcis par la grisaille du dehors. Pourquoi allumer la lumière ? La vue est si prédominante dans la compréhension de ce qui nous entoure qu’elle nous a conduits à délaisser les autres sens. Ne peut-on percevoir ou reconnaître sans lumière ? Comment s’en sortent ceux qui en sont privés ?

Quand il entre dans une pièce, Thierry Jammes, 55 ans, aveugle de naissance, «développe d’autres sens. D’abord l’ouïe. J’écoute ce qui se passe autour de moi. Dans un espace clos, je cherche aussi les portes, les courants d’air, le froid». Ces éléments donnent au vice-président de la Fédération nationale des aveugles la notion des masses et des volumes. «En me concentrant, continue-t-il, je suis en capacité de donner la dimension de la salle, et si elle possède des ouvertures.» Jammes se fie à son «ressenti», aiguisé par des années d’expérience. «C’est comme lorsque quelqu’un vient lire le journal par-dessus votre épaule. Vous l’avez ressenti, mais vous ne l’avez pas vu», appuie-t-il.

«Retour tactile»

D’autres méthodes sont plus pragmatiques. Alexia Bailly, 48 ans, instructrice de locomotion qui anime des séances de rééducation pour les aveugles, «développe avec eux les habiletés auditives, l’identification et la localisation des sons. On cherche à comprendre les trajectoires, les profondeurs». A l’extérieur, les aveugles apprennent à différencier les natures sonores : camions, bus, deux-roues, bruits de pas des piétons. Mais aussi à les discriminer, pour ne considérer que les sons qui apparaissent utiles sur le moment : par exemple une focalisation sur le démarrage des voitures sans être parasité par les discussions d’une personne au téléphone. «On apprend à se concentrer et à en tirer des enseignements : qu’est-ce que ces sons nous disent sur les trajectoires, où est le trottoir, où est la route ? On fait des liens, continue cette ancienne psychomotricienne. Et parfois, c’est l’inverse : il faut être attentif à chaque son pour comprendre son environnement : dans une rue, où est le supermarché, l’école, etc.»

En intérieur, la formatrice fait effectuer des parcours entre les différentes pièces d’un appartement, puis demande aux non-voyants de tracer leurs déplacements à l’aide d’aimants sur une plaque. «Cet exercice permet aussi un retour tactile. On tente de multiplier les différentes entrées sensorielles : son, expérience vécue, toucher.» L’association de toutes ces modalités crée une représentation mentale la plus proche de la réalité, le puzzle d’un entourage où chacun construit ses propres pièces.

Dans ce contexte, l’écholocalisation peut être un atout. «Il s’agit de la capacité, en émettant certains sons, d’obtenir une spatialisation de l’environnement avec le retour de l’écho», explique Alexia Bailly. Même si elle est peu travaillée en France – «ce n’est pas dans notre culture», regrette Thierry Jammes –, l’écholocalisation peut aboutir à des résultats surprenants. Aux Etats-Unis, le Californien Daniel Kish, 57 ans, devenu aveugle quelques mois après sa naissance, a surdéveloppé cette capacité au point d’être surnommé «l’homme chauve-souris». En produisant fréquemment des claquements avec le bout de la langue, des «clics» comme il les appelle, il parvient à décrypter leur feedback de manière saisissante pour obtenir une image mentale de son environnement. «Ce n’est pas aussi net que de la vision, mais j’ai une notion des contours, dimensions, taille, position des choses, ainsi que des informations sur les textures et les densités des objets qui m’entourent», explique-t-il dans des reportages vidéo. Chaque clic de langue devient un flash de lumière qui lui permet de «voir». Son habileté est si poussée qu’il peut par exemple se déplacer à vélo. «Le principe est le même que pour les chauves-souris : il s’agit d’un sonar. […] Mon cerveau n’est pas spécial. Notre cerveau est déjà en partie câblé pour cela. Tout ce qu’il faut faire, et c’est le plus dur, c’est réveiller cette faculté», explique-t-il.

Lampe torche

Cette technique est utilisée depuis la nuit des temps, à en croire le musicologue et chercheur Iegor Reznikoff, qui a établi une corrélation entre la résonance des parois des grottes paléolithiques et l’emplacement des peintures rupestres. «La coïncidence entre les lieux de résonance et les lieux de peinture étant très grande et parfois totale […], nous pouvons conclure que dans les grottes étudiées, en particulier au Portel et à Niaux, le choix des emplacements de figures a été fait en grande partie pour la valeur sonore de ces emplacements» (1). Nos ancêtres déjà choisissaient les parois les plus réverbérantes pour peindre puis chanter devant leurs œuvres, qui leur renvoyaient un écho maximal. De même, ce spécialiste de la musique ancienne a remarqué la présence d’une signalétique sonore dans les boyaux menant aux salles, où l’on ne pouvait à l’époque que cheminer dans le noir : des points rouges «servant de repérage dans la grotte en utilisant [leur] résonance. Cette fonction se révèle très nettement dans des tunnels étroits où les points rouges furent apposés aux points mêmes des maxima de résonance» (2). Le son comme lampe torche.

Ce phénomène d’écholocalisation, naturel chez les aveugles de naissance, l’est moins pour les personnes qui le sont devenues (handicap acquis). «De manière générale, il existe des différences notables entre les personnes qui n’ont jamais vu et celles qui deviennent aveugles, analyse Alexia Bailly. Quand on naît sans vision, les capacités et les performances auditives sont d’emblée prégnantes. Quand on devient aveugle, les aires cérébrales visuelles qui ont été touchées restent actives et servent à l’interprétation des sons.» L’âge de survenue du handicap fait aussi la différence, notamment à cause de la presbyacousie, une dégénérescence des cellules auditives à partir de 50 ans, qui touche un tiers de la population et se manifeste d’abord par une limitation des aigus. Aussi les personnes qui deviennent aveugles n’opèrent pas de la même manière pour compenser leur handicap.

«Odeur de mimosa»

«Perdre la vue est comme un deuil, décrit Arielle Dumas, 76 ans, devenue aveugle à 40 ans des suites d’une rétinopathie pigmentaire, une maladie génétique. Je ne dirais pas que je l’ai acceptée, mais j’assume complètement ma cécité. Je vis comme tout le monde, je me déplace sans canne quand je le peux, je cuisine des plats sophistiqués, je fais de la natation. Sauf que je ne peux pas conduire ni jouer au tennis.» Après avoir longtemps caché l’avancée de sa maladie à sa famille, Arielle Dumas a appris à développer ses autres sens : «Le moindre bruit, je l’entends, je capte les sons avant mon entourage. L’odorat aussi est un sens fort utile qui compense la perte de la vue, notamment en randonnée.» Celle qui a déjà remonté les chemins de Compostelle s’en sert pour reformer dans son esprit les images qu’elle ne voit plus. «Je vais par exemple sentir une odeur de buis ou de mimosa, et je le signale à mon guide, qui me répond : “Bah oui, comment tu sais ?” Il me décrit alors l’environnement, et c’est ce dont j’ai besoin.» Le souvenir des images fait aussi partie de sa compréhension du monde. Alors qu’un aveugle de naissance, lui, «conceptualise les choses, dans le faux ou le vrai, mais reste dans son monde imaginaire, explique Thierry Jammes. Si je voyais, mon monde s’écroulerait. C’est ma réalité, et non pas la réalité».

Goûter ou survivre à ces réalités, qu’elles soient vraies ou fausses, n’est jamais acquis. «Pour nous, chaque déplacement est complexe. Les environnements changent sans cesse : un échafaudage, une poubelle, le stationnement d’une moto… la rue d’hier n’est pas forcément celle d’aujourd’hui, décrit Thierry Jammes. Il faut s’adapter en permanence à un milieu hostile, ce qui demande beaucoup d’efforts.» Les aveugles débranchent leurs sens une fois chez eux, une façon de recharger les batteries tant chaque sortie impose une concentration extrême. Car, même si des automatismes se créent, «dehors, nous sommes en alerte maximale». L’isolement, la fatigue, voire le découragement avant un déplacement hasardeux font peu à peu oublier des habitudes. «Les réflexes tombent en deux mois. Je connais une aveugle qui traversait une passerelle au-dessus du Lez depuis vingt ans sans problème. Après le Covid, elle a basculé dans la rivière. Rien n’est jamais gagné pour une personne aveugle.» Une fois les confinements passés, l’essentiel des rééducations n’a pas consisté à améliorer la technique de canne, mais à rétablir la confiance. «Il est plus facile de perdre la confiance que de la gagner», soupire Thierry Jammes. Cet été, Arielle Dumas s’est rendue sans canne dans son jardin, s’est occupée des fleurs, a coupé des branches sèches au toucher. «Mon fils m’a dit : “C’est bizarre, on dirait que tu y vois !” C’était la plus belle récompense.» La confiance passe aussi par la lumière des autres.

(1) «La dimension sonore des grottes ornées», avec Michel Dauvois, article du Bulletin de la Société préhistorique française, 1988.
(2) «La dimension sonore des grottes paléolithiques et des rochers à peintures», article paru en 2010 dans l’Art pléistocène dans le monde.

Une thématique à enrichir, durant notre biennale, avec le débat «Sensibles !» Avec Christian Lorenzi, chercheur en psychologie expérimentale, ENS-PSL, Aliènor Bertrand, philosophe, CNRS, ENS-Lyon et Jérôme Sueur, éco-acousticien (samedi de 15h30 à 16h45, salle Dussane, ENS).