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Au rapport

Contre les violences sexuelles faites aux enfants, l’urgence de «moyens financiers supplémentaires»

Un an après le lancement de son appel à témoignages, la Commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants exhorte les pouvoirs publics à agir, en formulant une nouvelle série de recommandations. Le gouvernement en a retenu plusieurs.
Au total, une personne sur dix a été victime de violences sexuelles dans son enfance, soit 5,5 millions de femmes et d’hommes. (Sébastien Salom-Gomis/AFP)
publié le 21 septembre 2022 à 5h00
(mis à jour le 21 septembre 2022 à 10h27)

C’est une statistique qui, à elle seule, dit l’immensité de la tâche à laquelle s’est attelée la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). Ses membres ont recueilli pas moins de 16 414 récits d’enfances saccagées par des violences sexuelles, depuis le lancement, il y a un an jour pour jour, de l’appel à témoignages de la commission. Par téléphone, par écrit, ou au cours des nombreuses réunions publiques organisées par la commission à travers la France, s’est manifesté «un mouvement d’une ampleur exceptionnelle, qui montre à quel point cet espace était nécessaire», souligne la Ciivise dans un rapport rendu public ce mercredi. Au total, une personne sur dix a été victime de violences sexuelles dans son enfance, soit 5,5 millions de femmes et d’hommes, estiment les auteurs, qui saluent le «courage» et la «dignité» de celles et ceux qui se sont confiés à eux sur leur vécu. Neuf fois sur dix, il s’agissait de femmes, et dans 13% des cas, de personnes en situation de handicap. Dans 81% des cas, l’agresseur était un membre de la famille. Plus de sept fois sur dix, les témoins ont dit avoir eu «confiance» en cette personne. «Tous ces témoignages imposent que nous construisions une stratégie de protection pour lutter contre l’impunité, protéger les enfants qui révèlent des violences sexuelles et leur donner les soins qu’ils sont en droit d’attendre», indiquent-ils encore, en exhortant les pouvoirs publics à agir. En réponse, le gouvernement a annoncé une série de mesures ce mercredi. Dans un communiqué, le Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, promet ainsi le «dépôt au Parlement d’une modification législative permettant le retrait de principe de l’exercice de l’autorité parentale en cas de condamnation d’un parent pour violences sexuelles incestueuses sur son enfant», comme préconisé par le Ciivise depuis sa création.

Cellule de soutien pluridisciplinaire

«Les débats sur le vote du budget 2023 vont s’ouvrir, c’est le moment de mettre en avant cinq de nos préconisations. Nous les avons traduites en mesures réalistes et réalisables afin que les parlementaires s’en saisissent», a expliqué Edouard Durand, juge des enfants et coprésident de la Ciivise, dans un entretien au Journal du dimanche. Toutes les mesures préconisées «nécessitent l’allocation de moyens financiers supplémentaires», insiste le rapport. La Ciivise préconise de mettre en œuvre un dépistage systématique de ces violences «dans tous les espaces de vie fréquentés par les enfants», par les professionnels de la santé scolaire, des services sociaux ou des services éducatifs, ce qui, pointent les auteurs, «nécessite un renforcement des moyens humains». Le ministre de la Santé, François Braun, annonce ce mercredi qu’il prévoit de «renforcer la formation des professionnels de santé autour de la détection active des maltraitances».

A titre d’exemple, le nombre de médecins scolaires, mis à contribution pour questionner systématiquement les écoliers sur d’éventuelles violences sexuelles au cours de la visite médicale des six ans, a chuté de 13% entre 2013 et 2018, selon la Cour des comptes. En 2018, l’Hexagone n’en comptait plus que 966 en équivalent temps plein… Difficile dans ces conditions de remplir correctement leur mission, dont celle, cruciale, de dépistage. En sus, soulignent les membres de la Ciivise, se pose aussi la question de l’accompagnement de ces professionnels confrontés à de douloureux récits, et qui «se trouvent aux côtés d’un enfant victime et doivent le sécuriser dans un moment de grande détresse». Partant du constat que seuls 5,7% des appels reçus par le numéro national consacré à l’enfance en danger, le 119, émanent de professionnels, la Commission préconise de créer une cellule de soutien pluridisciplinaire. Cette entité serait «disponible pour répondre à des médecins libéraux, des infirmières scolaires, ou tout autre professionnel confronté à un enfant qui dit être victime, ce qui constitue une situation d’urgence, de stress et de questionnement professionnel», plaidait Edouard Durand, coprésident de la Ciivise, récemment auprès de Libération. Cette demande semble avoir été entendue: dans le Figaro, ce mercredi, la secrétaire d’Etat chargée de l’Enfance Charlotte Caubel, promet la création de cette «cellule d’appui», sans s’engager sur une date.

La Ciivise prône aussi une augmentation des moyens alloués aux services de police et de gendarmerie qui luttent contre la pédocriminalité en ligne, en pleine explosion, observent-ils. Ainsi, «les estimations, qui placent la France parmi les pays européens les plus concernés par ce phénomène, contrastent dramatiquement avec les effectifs alloués». Selon eux, tandis que les Pays-Bas comptent 152 enquêteurs spécialisés, soit un pour 100 000 personnes, l’Hexagone, lui, plafonne à trente enquêteurs au total… soit un pour 2,2 millions de personnes. Il faut aussi, estime la Commission, que l’Etat lance une vaste campagne de sensibilisation spécifique sur les violences sexuelles sur les enfants, ce qui n’a pas été fait depuis vingt ans. Là aussi, la Ciivise a obtenu gain de cause: cette campagne sera lancée début 2023, a annoncé Charlotte Caubel dans le Figaro.

«On n’oublie pas»

Enfin, le douloureux examen des nombreux récits recueillis au cours de leurs travaux amène les membres de la Ciivise à pointer l’urgence de «garantir des soins spécialisés en psychotrauma aux enfants victimes de violences sexuelles et aux adultes qu’ils deviennent». Cela doit passer par la «spécialisation des praticiens pour soigner le psychotraumatisme et la prise en charge financière de ces soins pour que les victimes qui en ont besoin y aient un accès réel», sous peine d’exposer les victimes à une réelle «perte de chance». La lecture de quelques-uns des témoignages reçus par ces experts montre les nombreuses conséquences, psychologiques, physiques voire professionnelles de ces violences : «Je vomissais à chaque rapport sexuel, je dormais en chien de fusil, il ne fallait pas me toucher après l’amour. Pas de câlins. J’avais peur la nuit. J’étouffais», dit l’un. «C’est comme si les cellules s’en souvenaient physiquement. Comme si on ressentait tout dans son corps, tout le temps. Et je ne sais pas, on pourrait oublier, voilà, mais on n’oublie pas», dit un autre. Pour bénéficier d’une prise en charge psychologique, un autre témoin estime avoir dépensé l’équivalent du prix «d’une voiture ou deux».

Installée en mars 2021, dans le sillage du mouvement #MeTooInceste, né après l’ouvrage de Camille Kouchner, la Familia grande, dans lequel l’autrice dénonce l’inceste commis par le politologue Olivier Duhamel sur son frère, la Ciivise a déjà émis une série de préconisations, pour parvenir à une «culture de la protection». Ses recommandations définitives, elles, sont attendues début 2023.

Mise à jour mercredi matin : ajout des déclarations du gouvernement.