Le précédent des Fossoyeurs est forcément dans les esprits. Pourquoi donc le premier livre enquête du journaliste Victor Castanet, qui révélait les dérives du groupe d’Ehpad privés Orpea, a-t-il eu l’effet d’un tsunami, quand le second, les Ogres, portant sur les agissements extrêmement problématiques du groupe de crèches privées People & Baby, n’a pas soulevé les foules ? Face à l’atonie généralisée, Anticor a décidé de prendre les devants.
Vendredi, l’association de lutte contre la corruption a porté plainte devant le procureur de Paris contre l’entreprise, a-t-elle révélé à la presse ce mardi 12 novembre. «Cette action vient pallier une inertie de la part des pouvoirs publics, résume Vincent Brengarth, l’avocat de l’association qui a récupéré son agrément en septembre et peut donc de nouveau mener des actions en justice. Ce livre révèle un véritable système de détournement de fonds. Il n’y a pas eu d’autosaisine de la justice et d’enquête d’initiative malgré l’ensemble des malversations révélées dans le livre de Victor Castanet. C’est quelque chose qui nous interroge au plus haut point et qui confirme toute la place d’Anticor.»
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Premier grief : l’escroquerie au préjudice de la puissance publique. Anticor s’attaque ici au système mis en place par People & Baby au plus fort de la pandémie de Covid, lorsque les entreprises pouvaient bénéficier du chômage partiel. Un système décrit par le menu dans les Ogres, dont l’audace donne le tournis. En toute simplicité, décision fut prise en mars 2020, au moment du premier confinement, de placer tous les salariés au chômage partiel, tout en demandant aux cadres de continuer à travailler. Un système de suivi avait même été mis en place afin de s’assurer qu’il n’y avait pas de tire-au-flanc. Les employés de People & Baby étaient donc indemnisés par l’Etat afin de compenser l’arrêt involontaire de leur activité… qu’ils poursuivaient. «Selon les premières évaluations que nous pouvons faire en l’état, ce sont 300 cadres au moins qui auraient continué à travailler, alors même qu’ils étaient juridiquement en chômage partiel, pour un montant estimé à 2,1 millions d’euros. C’est un montant considérable, qui peut évoluer en fonction des investigations que nous avons demandées», éclaire Vincent Brengarth.
Falsification du taux de présence des enfants
Deuxième angle d’attaque : le détournement de fonds publics. D’abord via les subventions octroyées par les caisses d’allocation familiale (CAF) pour réaliser des travaux dans les crèches. «Les montants déclarés et les devis transmis par People & Baby aux CAF pour obtenir ces subventions ne correspondent pas au montant des travaux qui sont finalement réalisés, indique l’avocat d’Anticor. De façon extrêmement surprenante, People & Baby va conserver le différentiel entre ce qui va être reçu et le coût des travaux.» L’autre volet du détournement de fonds publics concerne la falsification du taux de présence des enfants dans les crèches. Victor Castanet a en effet révélé, documents à l’appui, qu’afin de toucher davantage d’argent public, l’entreprise déclarait des enfants qui n’étaient pas réellement accueillis. «Je pense que sur un mois, sur mes crèches, je devais ajouter à peu près une dizaine de journées de présence qui n’étaient pas faites», a par exemple confié l’ex-directrice de plusieurs crèches au journaliste.
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Troisième objet de la plainte : l’abus de bien social. Il est ici question de l’activité immobilière de Christophe Durieux, le fondateur et ex-patron de People & Baby, évincé quelques mois avant la sortie du livre les Ogres, et de son épouse, Odile Broglin. Selon Victor Castanet, le couple achetait des locaux de crèche et en fixait lui-même les loyers, qu’il surévaluait par rapport aux prix du marché – ce que conteste Christophe Durieux.
«Que chaque euro donné par l’Etat soit contrôlé»
Pour finir, Anticor attaque le groupe de crèches pour abus de confiance. Une référence au dépôt de garantie, cette somme demandée aux parents avant d’inscrire leur enfant dans une crèche afin d’anticiper d’éventuels impayés et frais complémentaires. Censée être restituée aux familles lorsque leur enfant quitte la structure, elle était souvent conservée par l’entreprise, selon l’enquête de Victor Castanet – Christophe Durieux conteste également ces accusations.
«C’est dingue d’imaginer que des entreprises privées qui bénéficient de millions d’euros d’argent public utilisent si mal l’argent public qu’elles mettent en danger leurs usagers. Le plus terrible, c’est que les usagers de ce service-là sont des enfants en bas âge, dénonce Inès Bernard, la déléguée générale d’Anticor. Notre objectif est que toute la lumière soit faite sur ce dossier, mais aussi que cela ne se reproduise pas. Que chaque euro donné par l’Etat soit contrôlé et que la transparence soit la condition pour que les entreprises privées reçoivent de l’argent public. Les pouvoirs publics n’effectuent, dans les faits, aucun contrôle.» Une responsabilité des pouvoirs publics qui expliquerait, selon Anticor et son conseil, leur peu d’empressement à se saisir du dossier People & Baby.