Ils veulent «envoyer un message clair» au gouvernement. «C’est très simple : en l’état de la situation, je ne peux tout bonnement pas continuer ma mission au sein de la Ciivise», synthétise Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, qui se dit «effondrée». Ce jeudi, onze membres de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) (sur la vingtaine restante) font part de leur démission dans un communiqué, dont Libération a pris connaissance. En cause : l’annonce, lundi, d’un changement à la tête de l’instance, créée après la parution de la Familia Grande, de Camille Kouchner, et l’émergence de milliers de témoignages sous le hashtag #MeTooinceste, qui laisse craindre un changement de doctrine.
«Mascarade»
«Par notre travail, nous avons contribué à rendre leur dignité aux victimes, et leur crédibilité aux enfants d’aujourd’hui. L’espace de parole et de réflexion que nous avons créé, la société en a besoin, les victimes aussi. Nous avons fait bouger la société», écrivent les signataires, qui poursuivent en déplorant «que les deux coprésident.es n’aient pas été préalablement informé.es ni du maintien de la CIIVISE, ni de la nomination de Sébastien Boueilh, et donc de l’éviction d’Edouard Durand, alors même que ces derniers avaient à plusieurs reprises sollicité la secrétaire d’Etat à ce propos. Nous dénonçons ce silence en réponse à nos sollicitations.»
Tandis que professionnels de la protection de l’enfance et associations appelaient de concert à un maintien de la Ciivise avec à sa tête le juge des enfants Edouard Durand, le gouvernement en a décidé tout autrement : la Commission, pourvue de missions élargies, sera désormais présidée par Sébastien Boueilh, ex-rugbyman et fondateur de l’association Colosse aux pieds d’argile, qui lutte contre les violences sexuelles dans le milieu sportif, aux côtés de la pédiatre et experte judiciaire Caroline Rey-Salmon. Si la secrétaire d’Etat à l’Enfance, Charlotte Caubel, assurait lundi vouloir «maintenir l’élan créé contre les violences sexuelles subies par les enfants», les membres démissionnaires de la Ciivise, eux, voient les choses autrement. «Malgré un discours qui se veut rassurant sur la continuité, la manière dont les choses se sont passées est préoccupante : certains membres ont appris ces nominations par la presse, et malgré nos demandes répétées ces dernières semaines, nous n’avons pas reçu de réponse du gouvernement quant à notre devenir avant cette annonce», s’indigne Muriel Salmona. Joint par Libé, Arnaud Gallais, lui aussi démissionnaire, dénonce une «mascarade», la «mort de la Ciivise», et un «processus de silenciation de ses membres, alors qu’en haut de l’Etat, on prétend vouloir briser le silence». «Les coprésidents étaient l’âme de la Ciivise. C’est non seulement très grossier pour eux, mais c’est aussi un manque de reconnaissance de notre travail», abonde Eva Thomas, l’une des premières à avoir pris la parole à la télévision, en 1986, elle aussi démissionnaire.
«Une énorme marche arrière»
Interrogé par la Croix, Jean-Marc Sauvé, ancien président de la Commission sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), a fait part de son «incompréhension face à ce qu’il faut bien nommer une révocation. La Ciivise, sous l’égide d’Edouard Durand et Nathalie Mathieu [coprésidente issue du monde associatif, ndlr], a accompli un travail exceptionnel par son ambition et son ampleur qui fera date. C’est une étrange manière de dire merci que d’évincer aussi brutalement les responsables de ce travail. Faut-il accomplir des travaux sans précédent sur les violences sexuelles sur mineurs pour devenir à ce point suspect et infréquentable ?»
Certaines prises de position du tout nouveau tandem en charge de cette Commission sont d’ores et déjà jugées «préoccupantes» : interrogée ce jeudi par Mediapart sur le prétendu syndrome d’aliénation parentale, souvent brandi pour remettre en cause la parole des enfants qui déclarent subir des violences, Caroline Rey-Salmon déclare ainsi : «Je suis pour qu’on écoute la parole des enfants, mais elle doit être analysée, étudiée. J’ai toujours dans la tête les déflagrations qu’a suscitées l’affaire Outreau et je ne souhaiterais pas qu’on ait d’autres affaires comme celle-là.» Ce qui fait tout bonnement bondir Muriel Salmona : «C’est à l’exact opposé de la doctrine cardinale de la Ciivise : “je te crois, je te protège”. Je trouve cela hyper choquant : ce n’est rien d’autre qu’une énorme marche arrière», juge-t-elle. Par le passé, Caroline Rey-Salmon s’était aussi opposée à une préconisation phare de la Ciivise : rendre obligatoires les signalements par les médecins, au point de démissionner de l’instance, comme l’avait alors relaté le journal d’investigation en ligne. Or, «cette obligation de signalement est fondamentale. Sans cela, on met des enfants dans des situations de danger considérables», plaide Arnaud Gallais.
«C’est comme si on disait aux victimes : “On vous a assez entendues”»
Joint par Libération, Edouard Durand, lui, estime que telle qu’elle a été présentée, la nouvelle mouture de cette instance «aurait pour fonction le suivi de la mise en œuvre des recommandations de la Ciivise. Dans ces conditions, il est abusif de dire que la Ciivise a été maintenue : rien de précis n’a été dit sur le recueil des témoignages. Or, la Ciivise avait une double mission : recueillir le témoignage des adultes victimes dans l’enfance, pour permettre la protection des enfants», souligne-t-il, déplorant au passage l’absence de tout représentant du gouvernement lors de la restitution publique des travaux de la commission, le 20 novembre dernier. Pis, tandis que la Ciivise a recueilli pas moins de 30 000 témoignages, «le gouvernement n’a pas eu un seul mot de reconnaissance, pas une pensée, à l’égard de ces personnes», fustige Edouard Durand, qui se dit «en colère». Et d’ajouter, incrédule : «La Ciivise a été reconnue par les victimes comme l’espace de sécurité et de reconnaissance auquel elles aspiraient. Et voilà la réponse ? Ce n’est pas une question de personne, mais d’engagement, de doctrine, et de responsabilité.» «Pouvoir prendre la parole dans un espace à la fois public et protégé, c’était juste extraordinaire. Là, c’est comme si on disait aux victimes : “on vous a assez entendues”», abonde Eva Thomas.
«On ne veut pas abandonner les victimes», a voulu rassurer le nouveau président, Sébastien Boueilh, sur France Info ce jeudi, assurant que la nouvelle commission va «passer dans une phase opérationnelle», notamment par le biais de formations, et que sa présidence sera «vigilante» quant à la mise en œuvre des préconisations émises par l’équipe précédente. «On va remettre l’enfant au milieu des débats», a-t-il aussi lancé. «Prétendre que la Ciivise s’est surtout préoccupée des adultes est profondément injuste, méprisant et faux. Elle a sorti des milliers de victimes de l’invisibilité. C’est là encore nier la légitimité de la parole des adultes que sont devenues les personnes victimes dans l’enfance», rectifie Edouard Durand.