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Interview

Prostitution des mineures: «Si on leur fait la morale, les jeunes peuvent se braquer et on ne les reverra plus»

A Lille, l’association Itinéraires va à la rencontre des mineures en situation de prostitution, avec un projet dédié. Son responsable, Vincent Dubaele, prône une approche fondée sur la prévention des risques, et surtout, sur l’établissement d’un lien de confiance.
L’annonce, en novembre, d’un plan national de lutte contre la prostitution des mineurs, a mis en lumière la situation des quelque 7 000 à 10 000 concernés dans l’Hexagone. (Thomas Wirth/AFP)
publié le 26 janvier 2022 à 0h05

Il y a quelques années encore, c’était une question invisible, absente du débat public. L’annonce, en novembre, d’un plan national de lutte contre la prostitution des mineurs, a mis en lumière la situation des quelque 7 000 à 10 000 concernés dans l’Hexagone. Dans le cadre de son projet Entr’actes, l’association Itinéraires a identifié et commencé, depuis une dizaine d’années, à recenser ces jeunes – très majoritairement des filles –, au cours de ses maraudes auprès des personnes en situation de prostitution dans les rues de Lille. Depuis, l’association, qui a pris part au groupe de travail ayant donné lieu à ce plan national, a développé des actions spécifiquement dédiées à ces jeunes souvent en rupture, et a réalisé un documentaire, pensé comme un support pédagogique, qui leur donne la parole. Vincent Dubaele, responsable d’Entr’actes, prône, plutôt qu’une sortie de la prostitution, une approche centrée sur la prévention des risques, pour «faire sauter les barrières» et établir un lien de confiance avec les mineures.

Au quotidien, êtes-vous fréquemment confronté à des mineures qui se prostituent ?

Dès le début des années 2010, nous avons identifié une cinquantaine de mineurs, principalement des filles, sur les 500 personnes en situation de prostitution qu’on rencontrait dans nos maraudes. Pourtant, à ce moment-là, il n’y avait pas de politique publique véritablement adaptée. Nous avons d’abord voulu poser un constat, pour alerter les adultes – institutions et pouvoirs publics – sur cette réalité.

C’est pour cela que nous avons imaginé un documentaire, dans lequel nous avons fait le choix de montrer la parole brute d’une dizaine de ces jeunes, de les laisser se raconter, sans censure, pour bousculer les idées reçues. On s’adresse aux parents, et à nos partenaires, que ce soit l’Aide sociale à l’enfance, les magistrats pour enfants, ou encore la protection judiciaire de la jeunesse, car on a aussi constaté que, souvent, les professionnels confrontés à cette question étaient désarmés.

Y a-t-il, selon vous, eu une forme de déni ?

C’est une question complexe et multifactorielle… Il y a probablement de la gêne chez certains professionnels du secteur sanitaire et social à parler des questions de sexualité. Il ne faut pas occulter non plus la charge émotionnelle forte que cela peut représenter chez des gens qui sont parfois parents d’être confrontés à de très jeunes filles sur le trottoir, à trois heures du matin : la plus jeune qu’on ait rencontrée n’avait que 12 ans.

Comment abordez-vous ces jeunes ?

Outre les permanences dans nos locaux, on organise des maraudes dans les rues, de jour comme de nuit, dans un camping-car. On leur propose notamment du matériel de prévention contre les maladies sexuellement transmissibles. Mais ce qui est essentiel, c’est qu’ils ne se sentent jamais jugés : si on leur fait la morale, ils peuvent se braquer, et on ne les reverra plus. On travaille sur le concept de réduction des risques, qui induit de faire un pas de côté. Leur fournir ce matériel, c’est en quelque sorte assurer un service minimum pour préserver leur santé. On peut avoir les ambitions les plus nobles autour de la réinsertion ou du retour à l’école, il n’empêche que quand on est à la rue, le premier des objectifs, c’est de se maintenir en vie et en bonne santé.

Alors on leur parle de façon très simple. De toute façon, ils savent ce qu’est une fellation ou une sodomie. Ça fait tomber des barrières, et peut changer le regard qu’ils portent sur nous : beaucoup d’entre eux relèvent de la protection de l’enfance et ont déjà été placés, en foyer ou en famille d’accueil. Ils sont parfois méfiants envers les adultes, par crainte d’être renvoyés brutalement en foyer. On travaille autour du lien, de la confiance, de l’empathie, en leur permettant d’exprimer leurs difficultés. Il ne s’agit pas de cautionner, comme on nous l’a parfois reproché, mais d’être humble en parvenant déjà à atteindre ces jeunes, et en essayant de faire ressortir chez eux des ressources, des capacités, sur lesquelles s’appuyer ensuite : par exemple reprendre contact avec le travailleur social qui les suit ou avec un proche.

En quoi la loi de 2016 pénalisant les clients a-t-elle modifié votre travail ?

Elle a invisibilisé ces jeunes, en les précipitant sur le Net. Clairement, on a observé une montée en puissance des réseaux sociaux et de nouveaux usages numériques, qui changent très rapidement. Tout cela demande une refonte de nos pratiques professionnelles, nous qui exerçons des métiers du contact et de l’humain. Alors on a mis sur pied des «maraudes virtuelles», mais c’est un domaine très vaste, qui comprend des sites à foison. C’est toute la question : comment s’adapter ?