Sa silhouette découpée dans une feuille d’acier rouillée fixe le fleuve. Sur la promenade des bords de Loire, au pied du palais royal d’Amboise (Indre-et-Loire), une sculpture en hommage à l’émir Abdelkader et soutenue par l’Elysée a été inaugurée ce samedi par le maire (LR) de la ville, Thierry Boutard. Mais dans la matinée, elle a été retrouvée vandalisée. Sa partie basse notamment a été largement abîmée. «Elle a été coupée à la meuleuse et tortillée», précise Thierry Boutard à Libération. Une enquête a été ouverte pour «dégradation grave».
L’édile a aussitôt fait part de son «indignation», l’ambassadeur d’Algérie en France, Mohamed Antar Daoud, a de son côté appelé à «davantage de dialogue et de compréhension». Tous les deux ont décidé de maintenir l’inauguration et de ne rien changer au programme de la journée. «Nous avons fait l’inauguration comme prévu et je crois que ça a d’ailleurs rassemblé toutes les personnes qui étaient là. Ça a créé une certaine unité», observe Thierry Boutard.
«Rappelons-nous ce qui nous unit. La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues», a condamné Emmanuel Macron auprès de l’Agence France-Presse.
#FranceAlgérie. A Amboise, la statue en acier représentant l'Emir Abdelkader endommagée dans la nuit avant son inauguration samedi. Le maire d'Amboise Thierry Boutard dénonce un "saccage ignoble" dans une "période où certains se complaisent dans la haine des autres" pic.twitter.com/LH5rGzCQLw
— Frédéric Bobin (@FrdricBobin) February 5, 2022
«Figure majeure du XIXe siècle»
L’œuvre de l’artiste Michel Audiard, inspirée d’une photographie conservée par la Bibliothèque nationale de France, a été dévoilée devant une poignée d’élus locaux et quelques curieux dans la matinée. «Nous sommes des résistants face à la haine. On ne va pas plier face à de la médiocrité de la bêtise», martèle le maire, qui affirme que l’œuvre sera réparée et «restera à cet endroit».
Georges Morin, un rapatrié d’Algérie membre de la commission «Mémoire et vérité» mise en place après la remise du rapport Stora sur «les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie» – rapport dans lequel la construction d’une stèle en hommage à l’émir était préconisée – était aussi présent à l’inauguration.
«Une réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie passe par une circulation des images, des représentations réciproques, des découvertes mutuelles», écrivait Stora. «Je ne me situe pas du tout dans une histoire franco-algérienne politique», explique de son côté Thierry Boutard. L’élu tourangeau défend un «personnage historique» auquel la ville est fortement attachée. «C’est une figure majeure du XIXe siècle», abonde l’historien franco-algérien Ahmed Bouyerdene, auteur d’une riche biographie de l’émir Abdelkader.
L’inauguration de cette stèle avait toutefois été ciblée par l’extrême droite sur les réseaux sociaux. Le site Fdesouche qualifiant, sur Twitter, l’émir de «héros de la lutte contre la France». L’ancien député du Gard Gilbert Collard, soutien d’Eric Zemmour, parlait, lui, d’«adversaire historique de la France».
«Personnage multiple»
Abdelkader est né en 1808 près de la ville de Mascara, dans l’Ouest algérien. Issu d’une famille de chorfa (les descendants du Prophète), il est éduqué à la littérature, aux mathématiques, à l’histoire, à la philosophie, apprend à monter à cheval et à manier l’épée. Proclamé «commandeur des croyants» à 24 ans, le jeune homme unit les tribus et s’oppose, à partir de 1832, à la conquête de son pays par la France. Alternant victoires et défaites, signant deux traités de paix (dont un avec le général Bugeaud lui garantissant le contrôle d’une partie de l’Algérie), l’émir et ses compagnons d’armes se rendent finalement au général Lamoricière, le 23 décembre 1847.
En échange de son dépôt des armes, une promesse d’un exil en Egypte ou en Palestine lui est faite. Elle ne sera pas tenue. L’émir est alors emprisonné de l’autre côté de la Méditerranée. D’abord au fort Lamalgue, à Toulon, puis au château de Pau et enfin dans celui d’Amboise. Là, sur cet éperon rocheux surplombant la Loire, l’homme vit reclus. Il s’adonne à la méditation et à la prière. Avec sa barbe et son burnous, long manteau de laine à capuchon porté par les Berbères, il intrigue, suscite commentaires et parfois méfiance.
«Les choses se sont ensuite adoucies, des gens sont venus le voir», raconte Martine Le Coz, autrice du Jardin d’Orient, l’histoire du séjour tourangeau de l’émir. «Il a surtout, poursuit-elle, noué une véritable amitié avec l’abbé Robion.» Les deux êtres se découvrent, s’apprécient et dialoguent sur la spiritualité, la tolérance. «Sa grandeur d’âme a toujours été reconnue», ajoute l’écrivaine. Libéré en 1852 par Napoléon III, l’émir finira sa vie en Syrie, où il mourut en 1883. Après son départ de la ville, une borne surmontée d’un croissant sera élevée dans le parc du château, ainsi qu’un carré musulman, en hommage aux membres de la famille d’Abdelkader. L’historien Ahmed Bouyerdene évoque aujourd’hui un «personnage multiple». «Il y a la figure de militaire, du stratège, du diplomate. Du grand religieux, aussi, qui avait le charisme nécessaire pour haranguer son peuple. Et puis celle du mystique.»
«Geste symbolique»
En Algérie, après l’indépendance en 1962, le régime survalorise cette figure de la résistance aux Français. Le roman national s’écrit avec ce personnage, considéré comme le père de la nation algérienne. En juin, l’ex-député algérien Noureddine Aït-Hamouda avait provoqué un véritable tollé en qualifiant de «traîtres» l’émir Abdelkader, l’ex-président Houari Boumedienne et le dirigeant nationaliste Messali Hadj. Le signe que la mémoire de la colonisation, de ce côté-ci de la Méditerranée, reste vive. «L’émir est un symbole revendiqué à la fois par la France et l’Algérie», précise Ahmed Bouyerdene. «Ce n’est pourtant pas une figure de consensus. Mais il interroge la modernité, la tradition, l’islam, le rapport entre l’Orient et l’Occident…»
L’inauguration de cette stèle à Amboise est censée apporter une nouvelle petite brique au chantier mémoriel ouvert par le chef de l’Etat sur les mémoires de la guerre d’Algérie. Une série de «gestes symboliques», selon l’expression consacrée à l’Elysée, ont ainsi été effectués depuis le début du quinquennat : la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel par l’armée française en 1957 ; la restitution de crânes d’Algériens conservés depuis le XIXe siècle au muséum d’Histoire naturelle ; la reconnaissance des «crimes inexcusables» du 17 octobre 1961 ; ou encore le «pardon» historique demandé aux harkis et à leurs descendants.
«Tout ça se fait par petits pas», glissait récemment Benjamin Stora à Libération. «Ce geste est symbolique, conclut Ahmed Bouyerdene. C’est un acte positif et intéressant. Mais je regrette que l’on agisse uniquement sur les symboles. L’émir mériterait d’être mieux connu. C’est une figure positive pour la jeunesse française.»
Mise à jour : ajout à 12 heures des réactions du maire d’Amboise, de l’ambassadeur algérien et des critiques de l’extrême droite. Ajout à 13 heures de l’ouverture d’une enquête et de la réaction du maire auprès de «Libé». Ajout à 15 heures de la réaction d’Emmanuel Macron et précision sur le dépôt des armes de l’émir.