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Sauvetage

Comment le skipper Thibaut Vauchel-Camus a secouru 16 hommes qui dérivaient en Méditerranée : «Ce ne sont pas des migrants mais des humains»

Méditerranéedossier
Lundi 7 octobre, le vainqueur de la dernière Transat Jacques-Vabre et son équipage ont porté assistance à un bateau qui dérivait depuis 5 jours dans le détroit de Gibraltar, sauvant seize hommes partis d’Algérie. Il raconte à «Libération» cette opération de secours, due à un hasard, et sa colère contre les autres navires qui ne se sont pas arrêtés.
L'embarcation dont Thibaut Vauchel-Camus et son équipage ont sauvé les occupants. (Thibaut Vauchel-Camus)
publié le 9 octobre 2024 à 19h31

«Je suis bouleversé.» Le skipper professionnel Thibaut Vauchel-Camus répète cette petite phrase au téléphone. Il a porté secours, lundi, à une embarcation de migrants à la dérive en mer Méditerranée alors qu’il convoyait son trimaran entre le Maroc et la France après une course. Le vainqueur de la Transat Jacques-Vabre, en 2023, a la rage contre la situation – des personnes qui mettent en péril leur vie pour en avoir une meilleure – et contre les bateaux en mer qui ne viennent pas en aide à des humains en danger de mort. «Ça me rend fou.» Lui et son équipage ont eu le temps de discuter avec les seize hommes algériens en attendant les secours. Un dix-septième était dans l’embarcation mais il n’a pas survécu. Thibaut Vauchel-Camus revient avec Libération sur cette matinée.

«J’ai le sentiment d’avoir vécu quelque chose de particulier. Je me suis posé la question : est-ce que je partage mon expérience ? Je parle parce que le sujet me tient à cœur. Je suis skipper professionnel. En mer, les gens comme moi prennent des risques inconsidérés pour vivre des aventures sportives et humaines. En face, il y a des gens qui risquent leur vie en mer pour en avoir une meilleure. Je ne voulais pas que ça passe une nouvelle fois sous les radars.

«Tout a commencé lundi matin. Je rentrais de Saïdia, au Maroc, où je venais de finir une course, pour Sainte-Maxime (Var), pour en commencer une nouvelle. Il y avait très peu de vent. Une mer d’huile. Nous étions en train de traverser le détroit de Gibraltar, avec Laurent et Paul, les deux membres de mon équipage. Cet endroit est un flux commercial, un carrefour de cargos qui nous impose une grande vigilance pour éviter les collisions.

«Paul aperçoit quelque chose au loin. Il prend les jumelles : une embarcation à la dérive. De nombreuses personnes en train de s’agiter au milieu des cargos en faisant des grands gestes de la main. J’avais déjà vu des bateaux à la dérive près des côtes mais ils étaient toujours vides. On déroute sans hésiter. Les passagers de l’embarcation s’agitent. Ils crient. Ils ont peur que l’on ne s’arrête pas. L’ambiance s’apaise lorsqu’on arrive à portée de voix. On les rassure. On leur fournit de l’eau et un peu de nourriture. Ils sont seize à bord, seize Algériens assez jeunes qui espéraient se rendre en Espagne. Ils étaient à la dérive depuis cinq jours.

«[Petit silence]. On ressent de la joie. Ils se sentent sauvés mais il y a un corps qui flotte dans l’eau. Ils étaient dix-sept au départ. C’est le petit frère d’un rescapé. Il avait 22 ans. Il était diabétique. Il n’avait plus de traitement ni de nourriture. J’ai cru comprendre qu’il était mort depuis quelques jours. Ils ont dû le mettre à l’eau juste avant notre arrivée parce que le corps était dans un mauvais état. Le sentiment est mitigé. Le nôtre et le leur. La joie et la peine.

«Un gars a voulu m’offrir sa boussole en souvenir»

«Un bateau concurrent, le Primonial Sailing Team, nous rejoint sur les lieux. On appelle les secours en mer pour transmettre notre position. Nous avons attendu deux heures avant leur arrivée. La rage devient encore plus grande dans l’attente en voyant tous les cargos qui passent près de l’embarcation. Ils ont croisé combien de cargos depuis qu’ils sont à la dérive ? [Il souffle.] Comment fais-tu pour ne rien faire quand tu vois une embarcation à la dérive ? C’est fou. Il y a une obligation de porter secours aux personnes en danger. Lorsque tu es en voiture, tu ne te poses pas de question : tu t’arrêtes lorsque tu es le premier qui arrive sur les lieux d’un accident. C’est pareil en mer. On parle quand même de vies humaines.

«En replongeant dans cette histoire, je me dis que tout a commencé jeudi soir, lors de notre arrivée au Maroc, à Saïdia. Un concurrent italien avait entendu un message à la radio qui parlait d’une embarcation avec seize personnes à la dérive. On peut en conclure que c’est un cargo qui a croisé leur route et qui a donné l’alerte sans donner sa position pour ne pas être dans l’obligation d’intervenir. Il a jeté une bouteille à la mer. J’en parle et ça me met dans un sale état. Cette question me tient à cœur. Comme d’autres skippers à l’image de François Gabart, on soutient SOS Méditerranée. J’organise une collecte de dons tous les ans sur Facebook, le jour de mon anniversaire, pour l’association. Ce n’est pas grand-chose mais on fait ce qu’on peut à notre échelle.

«On discute avec les rescapés en attendant les secours. Ils nous remercient. Ils répètent : “vive la France”, “vive vous”, “vive l’humanité”. Tu parles. [Il souffle.] Je me dis que c’est l’humanité qui les a laissés dans cette merde pendant cinq jours. C’est la même qui les a contraints à prendre des risques en mer. Un môme de 22 ans est mort. C’est terrible. Ils nous proposent de l’argent pour nous remercier. Tu imagines le truc ? Un gars a voulu m’offrir sa boussole en souvenir, mais j’ai refusé. Je regrette un peu. J’aurais peut-être dû accepter cet objet symbolique. Ils ont noté les sponsors et le nom du bateau pour nous retrouver sur Facebook. Je n’ai qu’une hâte, c’est d’avoir de leurs nouvelles.

«Nous sommes justes passés là par hasard»

«Le bateau de secours espagnol est arrivé deux heures après. Nous sommes restés jusqu’à la fin. Ils ont embarqué sur les canots de sauvetage, les sauveteurs ont été parfaits. Ils ont fait ça dans le calme. Ils ont récupéré le corps à la mer, tracté l’embarcation, et ils sont partis en direction d’Almería. Sur le chemin du retour, en reprenant la route, nous étions heureux d’avoir pu les sauver, il y avait de l’émotion parce que ça aurait pu être plus tragique, mais on avait en tête le corps qui flottait. Je reçois pas mal de messages pour me féliciter. Laurent et Paul aussi. En vrai, c’est dérangeant. On devrait être fiers de faire un truc normal ? Les mots sont importants. J’insiste : ce ne sont pas des migrants. Nous sommes venus en aide à des humains, des rescapés, des naufragés.

«Mercredi matin, le jour de mon arrivée à Sainte-Maxime, ils ont parlé de cette histoire à la radio [Radio France, ndlr]. Je suis allé voir les commentaires sur les réseaux sociaux. Franchement, je ne pensais pas que ça pouvait exister. C’est immonde. Il y a tellement de la haine sur des gens qui ne connaissent pas. C’est dégoûtant. Des gens qui n’ont fait aucun mal à personne. Un gars a écrit un truc du genre : “Monsieur Vauchel-Camus le bobo, vous avez sauvé ceux qui assassinent nos enfants.” J’aurais aimé le voir à leur place sur un bateau à la dérive au milieu de la mer pour avoir une meilleure vie. Il jouerait moins au malin. Bref.

«Je ne sais même pas comment nommer ce que j’ai vécu. Comment définir cette histoire et cette rencontre ? J’ai le sentiment d’avoir croisé leur aventure. En fait, j’ai le sentiment que nous avons été un élément qui a fait basculer leur aventure. Mais à la base, c’est la leur. On se dit que ça tient à rien, on aurait pu ne pas les voir, si on était passé par là de nuit, ou si le vent nous avait poussés dans une autre direction. Nous sommes juste passés là par hasard.»