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Libération
Interview

«Dans la Manche ou en Méditerranée, les naufrages mortels sont devenus des dommages collatéraux»

Migrants, réfugiés... face à l'exodedossier
Quatre personnes, dont un enfant de 2 ans, sont mortes dans la nuit de vendredi 4 à samedi 5 octobre en tentant de traverser la Manche. Yann Manzi, délégué général de l’association d’aide aux exilés Utopia 56, dénonce l’impasse des politiques sécuritaires européennes.
Un bateau de la gendarmerie française escorte un canot de migrants dans la Manche, le 4 septembre 2024. (Nicolas Garriga/AP)
publié le 6 octobre 2024 à 15h14

51 personnes sont mortes dans la Manche depuis début 2024 en tentant de rejoindre le Royaume-Uni à bord d’embarcations de fortune. C’est l’année la plus meurtrière depuis qu’en 2018, le phénomène des traversées à bord de small boats, des bateaux pneumatiques, s’est accéléré. L’été a été particulièrement meurtrier, avant un mois de septembre apocalyptique : un premier naufrage le 3 septembre a causé la mort de 12 personnes, puis un second celle de huit personnes mi-septembre, avant donc un nouveau double drame survenu dans la nuit de vendredi 4 à samedi 5 octobre. Cette fois, un enfant de 2 ans, deux hommes et une femme ont été «écrasés» dans deux canots surchargés, selon le bilan établi par le préfet du Pas-de-Calais, Jacques Billant. Pour Yann Manzi, cofondateur et délégué général de l’association d’aide aux exilés Utopia 56, la responsabilité des politiques sécuritaires menées depuis vingt ans est énorme.

Comment réagissez-vous aux nouveaux drames de ce week-end ?

On se pose des questions sur les moyens réels dédiés aux situations de naufrages de masse. Oui, les passeurs sont des salauds en faisant prendre la mer à des gens dans de telles conditions. Oui, les sauveteurs et les associations sur place effectuent un travail formidable. Mais quand on constate qu’une embarcation prend la mer et qu’elle est surchargée, pourquoi les autorités n’équipent-elles pas les gens à bord de gilets de sauvetage, par exemple ? Sauver des vies, c’est aller au bout de la logique d’anticipation des drames.

Mais toute l’action des pouvoirs publics est mise sur l’empêchement et l’entravement des personnes migrantes. Un des effets de la politique de démantèlement des filières de passeurs, c’est qu’il y a de moins en moins de bateaux, et donc de plus en plus de monde qui embarque à bord. Les exilés prennent davantage de risques.

Que vous disent les personnes exilées qui se trouvent dans le Calaisis ?

Il faut battre en brèche cette idée selon laquelle «tout le monde veut aller en Angleterre». Tout le monde est en réalité dans un cul-de-sac migratoire, avec l’Angleterre en face des yeux. Sur le littoral nord, il y a des gens originaires du Soudan, d’Erythrée ou d’Afghanistan, à bout de souffle dans leur parcours migratoire, parce que déboutés de l’asile en Europe, ou qui ne font même plus la demande d’asile parce que rien n’est organisé pour. Quand on écoute leurs récits, ils disent aussi que, compte tenu des situations qu’ils ont vécues dans leur pays d’origine, quoi qu’il arrive, ils vont tenter la traversée.

Il y a quelques jours, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a salué dans un tweet «l’efficacité» de la collaboration avec son homologue britannique, malgré selon lui des «conséquences néfastes», notamment une «augmentation des décès». Comment réagissez-vous à ces propos ?

Ce tweet est dramatique : il montre que dans la Manche ou en Méditerranée, les naufrages mortels sont devenus des dommages collatéraux. C’est la continuité des discours des gouvernements au pouvoir depuis vingt ans, qu’ils soient de gauche, de droite ou d’extrême droite. Avec une volonté d’externaliser les frontières européennes, de bloquer les gens dans leurs exils. Ce sont eux, ces responsables politiques, qui ont créé le bordel actuel en détricotant ce qui constituait un principe d’accueil voulu par les pays européens. Et ce, pour flatter une opinion publique et des pseudo-experts qui oublient que l’immigration qui arrive en Europe n’est qu’une infime partie de celle qui se déroule à l’échelle mondiale. Il faut arrêter de faire croire que toute la misère du monde va arriver en Europe. Ce qu’on vit, c’est une crise de l’accueil migratoire, pas une crise migratoire.

Quels sont vos leviers d’action ?

Nous souhaitons la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire pour examiner ce qui se passe sur le littoral nord, cet entravement systématique des projets des personnes. Nous demandons aussi que le Royaume-Uni cesse de sous-traiter la gestion de sa frontière à la France et voulons pour cela une remise en cause des accords du Touquet. Il faut que chacun prenne ses responsabilités : pour sauver des vies, il faut ouvrir des lignes de ferries et permettre aux gens qui le souhaitent de faire une demande d’asile sur le sol anglais.