Combien a-t-il vu passer de ministres de l’Intérieur ? Jean-Claude Lenoir aurait compté sur ses doigts, l’œil blagueur derrière ses lunettes, depuis Nicolas Sarkozy, en 2002, à la fermeture de Sangatte, le centre de la Croix-Rouge qui accueillait les exilés en partance pour le Royaume-Uni, jusqu’à Gérald Darmanin, venu saluer la frontière renforcée avec drones et quads sur la plage. Le bénévole infatigable, l’un des membres fondateurs de Salam, la plus ancienne association d’aide aux exilés de Calais, est mort jeudi 11 juillet au soir, dans un accident de la route, quai de l’Escaut.
Reportage
Il était au volant d’une camionnette de Salam. «Il avait une fragilité cardiaque, et de temps en temps des malaises», nous explique Claire Millot, sa collègue de l’association. «On est presque sûrs que c’est ce qui est arrivé, pour que le camion traverse comme cela un terre-plein avant de tomber dans le canal.» Jean-Claude Lenoir s’est noyé, ironie de la vie, lui qui était un excellent nageur, président du comité départemental de voile, et du yacht-club du Calaisis. Il aurait eu 73 ans en août.
«Je pense que la France aura perdu»
On l’a rencontré en 2004, à son procès pour «soutien au séjour de personnes en situation irrégulière», où il avait été condamné, mais dispensé de peine. Ce que les militants appelaient à l’époque le «délit de solidarité». A la barre du tribunal de Boulogne-sur-Mer, il avait lancé : «J’ai hébergé une maman avec un bébé de 6 mois, j’ai hébergé quelqu’un qui n’avait plus de jambes. Si pour cela, ce soir, je vais en prison, je pense que la France aura perdu». Il avait souffert du contrôle judiciaire d’avant procès, de devoir pointer au commissariat, de ne plus pouvoir se déplacer à l’étranger. «Lui qui ne quittait jamais Calais !» en rigole Claire Millot. En 2008, il avait été aussi placé en garde à vue pour «outrage à agent», avant d’être relaxé.
Combien de fois l’a-t-on croisé aux distributions de nourriture, dans son chaud coupe-vent des gens de mer, qui savent la froideur des nuits sur le littoral. L’ancien prof de techno datait son entrée dans l’action associative au moment de la fermeture du centre de Sangatte : «Devant mon collège, il y a un parc où dormaient des Kosovars. Les flics les coursaient à l’heure où les élèves arrivaient pour les cours. Je ne trouvais pas ça très pédagogique surtout qu’à la récré, ils jouaient aux flics et aux Kosovars.»
«Ça a fini de m’énerver»
Alors, un jour, quand il voit des exilés s’abriter d’une pluie diluvienne sous un porche près de chez lui, il les fait entrer pour qu’ils se sèchent, leur offre un thé. Il sort avec eux, contrôle de police : «Je n’avais pas mes papiers sur moi, j’ai passé quatre heures au commissariat. Ça a fini de m’énerver». Claire Millot pense qu’il a commencé avant, dès le milieu des années 90 : «Il allait seul marauder dans les dunes, des boîtes de sardines dans son blouson qu’il donnait aux migrants qu’il voyait.» Elle regrette : «C’était quelqu’un de très modeste, qui se racontait très peu». Avec l’âge, il n’était plus sur le terrain, depuis l’expulsion de la grande jungle de Calais en 2016, mais s’occupait de tout l’administratif de l’association.
L’indignation ne l’a jamais quitté, en humaniste respectueux des autres. Le décès de quatre exilés dans un naufrage dans la nuit après son accident l’aurait secoué, comme à chaque fois. Il ne se retrouvait pas dans la radicalité de certains militants, mais Jean-Claude Lenoir estimait avoir le devoir d’agir. Son dernier geste citoyen a été de faire barrage au RN, en votant pour Pierre-Henri Dumont, le député LR sortant, aux positions dures sur les migrants, raconte Claire Millot. Le geste a été inutile, le RN est passé, mais Jean-Claude Lenoir n’avait pas tremblé. Comme à son habitude.