«Nous, on ne rigole pas quand on dit qu’on veut retirer la loi. L’unité, d’accord, mais l’unité dans l’action», clame Pierre, du collectif Droits devant, qui conclut sa prise de parole sous les applaudissements. Dans les sièges rouges de la Flèche d’or, salle de concert située dans le XXe arrondissement de Paris, les gens sont là pour faire du bruit, annoncer le vacarme. Le site Paris Luttes Info indiquait une assemblée extraordinaire de mobilisation contre la loi immigration. En effet, elle n’a rien d’habituel. «Ce ne sont pas les mêmes personnes qu’en assemblée générale du lundi soir, c’est cool», assure un participant. Beaucoup de visages sont inconnus. Au bar, certains se font la bise en attendant une bière, d’autres se saluent du regard, mais la plupart ne se sont jamais vus. Dans les bâtiments de l’ancienne gare de Charonne transformée en salle de spectacle, plus d’une centaine d’anonymes se retrouvent pour s’unir contre «cette loi clairement raciste et dangereuse». D’origine réunionnaise, Radj lève timidement la main à la fin des prises de parole, s’excuse presque de sa soudaine apparition. C’est la première fois qu’il vient en AG. Il questionne les organisateurs sur une potentielle mobilisation en outre-mer. Pour lui, la rage doit déborder de l’Hexagone.
«L’histoire, on peut aussi l’écrire, nous»
«Si on est là ce soir, c’est qu’on a choisi de ne pas vivre dans un pays raciste. On veut démolir tous les murs que l’extrême droite essaye de monter», explique au micro Mody Diawara, président du Collectif de sans-papiers de Montreuil. Assis sur scène, ses compagnons approuvent de la tête. Voilà plus d’un an et demi qu’ils se battent contre ce projet de loi, promesse de campagne du second quinquennat d’Emmanuel Macron, votée avec les voix du Rassemblement national.
Pour Mathieu Pastor, membre de la Marche des solidarités, la clé de la révolte, c’est ce vote du RN, «qui a fait flipper tout le monde». «Un point de bascule dans la société française. Il y a une prise de conscience que le gouvernement va trop loin. Il affiche trop sa porosité avec l’extrême droite, s’indigne Pierre, debout au milieu de l’assemblée. On peut établir un rapport de force qui va grandir. Même si cette loi n’est pas abrogée, on va semer des graines de résistance et planter des digues. L’histoire, on peut aussi l’écrire, nous.»
Témoignages
Ces graines, ce sont les blocages dans les lycées et les facultés au lendemain de l’adoption de la loi, jeudi 21 décembre. Une «riposte antifasciste», comme le revendiquait une banderole tendue devant l’un des bâtiments de l’université de Strasbourg. Si une jeunesse en colère est toujours motrice d’une mobilisation, la grève des professeurs et des magistrats, même si elle est moins suivie, est tout aussi symbolique. Enseignant au lycée Voltaire à Paris, Nicolas prend la parole pour témoigner du soutien des profs : «On n’était qu’une petite dizaine en grève à Voltaire au moment de l’adoption. Ce n’est pas beaucoup, mais ça a permis de montrer l’exemple, pour inciter les gens à prendre position.» A l’image de la foule réunie à la Flèche d’or, «une effervescence est en train de naître», selon Mathieu Pastor.
«Le départ de quelque chose de nouveau»
Les prochains jours seront déterminants. L’horloge tourne. Accrochée à la véranda, celle de la Flèche d’or indique 19h30. A l’heure de l’apéro, les esprits s’échauffent. Le gouvernement n’a pas encore donné de date précise pour la promulgation de la loi, qui reste suspendue à la décision du Conseil constitutionnel, lequel a jusqu’au 26 janvier pour se prononcer. Une trentaine de dispositions pourraient s’avérer anticonstitutionnelles selon Sacha Houlié, président de la commission des lois à l’Assemblée nationale. «Pour eux, ça se passe au Conseil constitutionnel, pour nous, ça va se passer dans la rue, lance Mathieu, de la Marche des solidarités. Bientôt vont se diffuser des annonces de manifestation partout sur le territoire. Ce qui va se passer le 14 juillet sera déterminant pour la suite, pour se donner les moyens ou pas de faire retirer cette loi.» Dans la foule, on reprend gentiment l’organisateur : «Et oh, fais gaffe, 14 janvier, pas 14 juillet !»
Pour Mornia Labssi, militante au mouvement trotskiste Révolution permanente, la convergence des luttes est essentielle : «Le 14 janvier doit être le départ de quelque chose de nouveau, d’un vrai mouvement.» C’est-à-dire transversal, avec un plan de bataille soutenu par les organisations syndicales et qui prendrait la forme de journées de grève massive, à l’instar du mouvement contre la réforme des retraites. «La question raciale est indissociable de la question coloniale», déclare une membre d’Urgence Palestine. Le collectif propose à l’assemblée de décaler sa propre manifestation du 13 au 14 janvier afin de se joindre au cortège et d’unir les forces. Une proposition applaudie par la foule, saluée par la Marche des solidarités, mais qui, néanmoins, «demande concertation».
A plusieurs reprises, le souvenir douloureux de la réforme des retraites est ravivé. «On n’est pas allés assez loin. Cette fois-ci, il faut vraiment faire peur à Macron», alerte une membre de Révolution permanente. Un «camarade», plus pessimiste, questionne l’avenir : «Ce qui a péché pendant la loi retraite, c’est qu’on ne s’était pas suffisamment préparés à la promulgation. C’est ce qui va arriver avec la loi immigration. Alors comment on prépare la désobéissance civile ? On occupe les lieux ?» Ovation générale. Les militants aux cheveux gris présents dans la salle acquiescent aussi.
Pour Mathieu Pastor, la prise de position de 32 départements de gauche de ne pas appliquer la loi et les appels à la désobéissance civile de certaines personnalités publiques, telles que la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, donnent de l’espoir. Reste plus qu’à.