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Libération
Décryptage

Interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans : est-il possible d’instaurer une telle mesure en France ?

Emmanuel Macron a annoncé mardi 10 juin vouloir limiter l’accès aux plateformes d’ici à «quelques mois», mais sa mise en œuvre bute sur des obstacles techniques et juridiques. «Libé» fait le point.
Chez certains adolescents, l'utilisation peut devenir addictive. A Nantes, en 2019. (Mathieu Thomasset/Hans Lucas)
publié le 11 juin 2025 à 19h01
(mis à jour le 12 juin 2025 à 10h34)

Pour Emmanuel Macron, le lien entre la mort d’une surveillante, poignardée par un collégien mardi 10 juin à Nogent (Haute-Marne) et l’utilisation des réseaux sociaux par les plus jeunes est indéniable. «On doit les interdire aux moins de 15 ans», a-t-il martelé sur France 2, même si le procureur de Chaumont a précisé ce mercredi que le suspect les utilisait «peu». Libé fait le point sur la faisabilité d’une interdiction des plateformes aux plus jeunes.

Comment pourrait fonctionner cette mesure ?

Dans l’esprit du gouvernement, ce serait aux plateformes de vérifier l’âge des utilisateurs au moment de leur inscription. Pour cela, il existe plusieurs possibilités, selon le coprésident de la commission d’experts «Enfants et écrans» et psychiatre Amine Benyamina : mettre en place un dispositif de reconnaissance faciale par l’intelligence artificielle via un selfie ou l’activation d’une caméra. Autres outils possibles selon l’expert : une «empreinte digitale numérique» qui garantirait l’âge de l’internaute, ou encore la présentation de la carte d’identité avec un système de vérification, comme cela a été instauré pour les sites pornographiques, précise le psychiatre.

«Les plateformes disposent de toutes les solutions techniques pour mettre en place ces restrictions d’accès, poursuit Amine Benyamina. Ce qui leur manque, c’est la volonté.»

Les enfants pourraient-ils contourner l’interdiction ?

De «nombreuses parades» peuvent être mises en place par les adolescents, avance l’experte en cybersécurité Corinne Henin. «Si la solution envisagée par les plateformes est la même que pour les sites pornos, on va se confronter au même mur : il suffira aux enfants d’utiliser un VPN et de se connecter à l’étranger pour que la contrainte ne s’applique plus.» Pour la spécialiste en cybersécurité et en affaires européennes Rayna Stamboliyska, il existe d’autres moyens de contournement, comme la génération d’un titre d’identité par une intelligence artificielle ou l’achat de faux papiers en ligne.

Mais pour cette experte, l’implication d’une telle mesure est beaucoup plus large. «Si on suit cette logique, cela voudrait dire qu’une carte d’identité demandée pour accéder à TikTok serait directement envoyée vers la Chine», indique-t-elle. Ce dispositif de collectes de données personnelles pourrait alors porter préjudice aux droits et libertés de tous, et pas seulement aux moins de 15 ans. Une solution «lunaire», et une «mauvaise réponse à un vrai problème de fond», déplore Rayna Stamboliyska. Une limite identifiée également par la Commission nationale de l’informatique et des libertés.

Faut-il une nouvelle loi pour mettre en place cette mesure ?

Le psychiatre Amine Benyamina assure qu’elle s’inscrit dans le cadre de la loi sur la «majorité numérique» adoptée en 2023, un texte qui oblige TikTok, Instagram ou Snapchat à refuser l’accès aux moins de 15 ans, sauf si l’un des parents a donné son accord. Mais cette loi n’est pas encore en vigueur, dans l’attente d’une réponse de la Commission européenne sur sa conformité au droit européen.

Mais le temps presse : Emmanuel Macron a affirmé mardi vouloir légiférer en France «d’ici à quelques mois» si rien n’est fait au niveau européen. Pourtant, ces décisions concernant les plateformes sont bien du ressort de l’Union européenne, et notamment du règlement sur les services numériques, le «Digital Services Act». Et à l’inverse des mesures souhaitées par le gouvernement français, ce règlement européen ne fait jamais mention de vérification d’âge par les plateformes, explique Rayna Stamboliyska.

La ministre déléguée chargée du Numérique, Clara Chappaz, espère néanmoins «mobiliser [ses] partenaires européens» sur ce point. Mercredi, elle a annoncé sur X avoir le soutien de six pays : la Grèce, le Danemark, l’Espagne, l’Italie, Chypre et la Slovénie. Sera-ce suffisant ? Les discussions doivent aboutir d’ici à la mi-juillet.

Quid des messageries type Telegram ou WhatsApp ?

Pour le psychiatre Amine Benyamina, «tout ce qui est susceptible d’être investi par les jeunes, comme Telegram ou WhatsApp, doit aussi faire l’objet de régulation». Et il y a urgence, «car les jeunes vivent entre eux dans ces espaces numériques». Corinne Henin souligne néanmoins que ces applications ne sont pas «officiellement considérées comme des réseaux sociaux» – même si elles peuvent s’y apparenter – et ne rentreraient donc pas dans le champ d’application de l’interdiction.

Mais Rayna Stamboliyska nuance cette affirmation, et explique que Telegram relève «potentiellement du règlement européen», puisque «le DSA définit si une plateforme est assujettie d’après son nombre d’utilisateurs». Et de poursuivre : «La Commission poursuit ses investigations quant au véritable nombre d’utilisateurs de Telegram au sein de l’UE, nombre que la plate-forme refuse de communiquer.»

Le ministère chargé du Numérique confirme pour sa part avoir eu des réflexions sur ce point mais y a renoncé au nom «du principe de la liberté d’expression».

Quelles sont les initiatives à l’étranger ?

A l’instar de la France, plusieurs pays ont ces dernières années mis en place des législations pour restreindre l’accès à ces plateformes à une certaine partie de la population. C’est notamment le cas de l’Australie, qui a voté en novembre 2024 l’une des lois les plus restrictives en la matière afin d’interdire aux jeunes de moins de 16 ans l’accès aux réseaux sociaux. La législation - qui permet d’émettre des amendes allant jusqu’à plusieurs millions d’euros aux plateformes qui ne prendraient pas de «mesures raisonnables» pour empêcher les jeunes de créer un compte - devrait entrer en vigueur fin 2025. Sans plus de précisions toutefois sur la technologie utilisée.

D’autres pays s’inscrivent également dans cette démarche : aux Etats-Unis, plus d’une dizaine d’Etats ont ainsi adopté, depuis 2024, des lois locales permettant d’instaurer un âge seuil afin de pouvoir s’inscrire sur ces plateformes. L’Espagne souhaite, elle, interdire les réseaux sociaux au moins de 16 ans. Un projet de loi en ce sens a été présenté en juin 2024, mais sans calendrier précis. Enfin, en Norvège, le gouvernement s’est lui aussi donné pour objectif de fixer un seuil d’accès à 15 ans. Problème : le pays ne dispose à ce stade pas d’échéance, ni de piste pour le mettre en œuvre.

Mise à jour jeudi 12 juin avec un nouveau point concernant les dispositifs à l’étranger