Les participants du convoi de la liberté voulaient éviter les autoroutes. Il n’en fallait pas plus aux forces de l’ordre pour se poster un peu partout aux carrefours des axes secondaires. «De nombreux contrôles seront mis en place au niveau des péages et principaux axes routiers d’Ile-de-France afin de détecter puis de bloquer les convois de véhicules», avait prévenu la préfecture de police de Paris dans un communiqué. Bien avant d’arriver à la capitale, gendarmes et policiers se font toutefois discrets, ce vendredi soir, autour de la zone commerciale de Saint-Parres-aux-Tertres (Aube), à deux pas de Troyes.
Les manifestants motorisés, dont certains sont partis mercredi de Nice, sont arrivés au compte-goutte dès la fin de journée. A 20 heures, ils sont quelques centaines à se réjouir sous les vivats, dans un délire de klaxons. Avec le sien, un pick-up pimpé joue (faux) Bella Ciao, et d’autres classiques. Voiture de luxe, gang de motards pétaradants, camion décoré d’un tigre blanc, et camionnette du siècle dernier : chacun est venu avec ce qu’il avait. Un gros baffle posé sur le trottoir crache une musique électro explosive qui réchauffe quelques teufeurs. La foule communie sur Danser Encore, hymne contre les restrictions sanitaires. Deux lignes se forment, bras dessus, bras dessous. On lève les jambes en rythme. Des gamins courent entre les drapeaux tricolores. Certains sont flanqués d’une croix de Lorraine, un autre d’une croix plantée dans un cœur, emblème notamment utilisé par le mouvement catholique intégriste Civitas.
«Démocratie»
Michel et Laurence, opposés au pass et gilets jaunes de la première heure, habitent tout près. Ils espéraient se greffer au convoi, au moins pour quelques kilomètres. Ils ont débarqué à 15 heures sur ces parkings gris de la banlieue troyenne, comme c’était convenu. Et ont attendu pendant des heures les premiers arrivants. Ils ne s’en offusquent pas. «C’est ça l’esprit gilet jaune, sourit Michel. Il n’y a pas de chef, chacun est libre, on s’organise comme on veut.» Et puis Laurence a pu faire un saut à la maison, «pour nourrir notre chienne, elle a 12 ans, c’est à cause d’elle qu’on ne peut pas aller jusqu’à Paris.» Elle en a profité pour changer de chaussure et enfiler des bottes de montagne, qu’elle met aussi chaque week-end sur les ronds-points.
Annie, elle, n’a jamais été gilet jaune. Mais elle a bien fait de la route, ce vendredi. Elle est partie du Jura à 9 heures du matin: «au départ on ne pensait pas aller plus loin que Dijon.» Mais 12 heures plus tard, elle se retrouve là, les yeux humides. Elle parle de l’accueil qu’a reçu le convoi à toutes les étapes, des ravitaillements qui les attendaient. «J’ai dû attendre d’avoir 60 ans pour voir cette solidarité, c’est merveilleux», s’émeut-elle, tassée dans sa capuche doublée. Mais cette énergie, elle ne l’a pas découverte dans le convoi. Elle rembobine, pétillante quand elle raconte son réveillon sur un rond-point, avec ses nouveaux amis antipass.
A 21 heures, frémissement : «On va donner des infos», répète un jeune au bonnet jaune, tentant de rameuter la foule frissonnante, qui se serre. Le mégaphone crisse mais on discerne les trois options. D’abord : rejoindre Fontainebleau, en Seine-et-Marne. Un peu plus tôt, un message sur un canal Telegram fort de plus de 10 000 membres proposait de s’arrêter en pleine forêt pour dormir, et organiser un pique-nique festif ce samedi. Deuxième option : partir en direction de Paris pour rallier «le périph», que les participants rêvent de bloquer. Troisième option, qui séduit surtout les camionneurs, derniers arrivés : dormir sur la zone commerciale, et partir à 4 heures du matin, pour gagner la capitale avant le réveil de ses habitants. Le mot «démocratie» tombe du mégaphone, mais on aurait pu entendre «anarchie» : chacun fait ce qu’il veut, et la foule se disperse doucement.
«Périph fluide»
Si le mouvement est né sur Facebook et la messagerie Telegram, il s’est ensuite structuré sur Zello, une application qui permet d’échanger des notes vocales dans des groupes de discussion. Une dizaine de ces salons virtuels ont été créés, en fonction des points de départ des différents convois. L’organisation est rodée : pour rentrer dans ces chats, il faut au préalable obtenir un code, que l’on demande sur Telegram à des administrateurs.
La détermination du convoi, qui irradie dans cette CB 2.0, percute le mur de la réalité : les messages d’égarés arrivent à la chaîne dans le tchat du convoi passé par Troyes. Une voiture restée sur le parking ne sait pas où dormir ; un camping-car qui roule vers Paris a perdu les warnings du véhicule de devant qui lui montraient la voie ; une voix à l’accent latin demande pour la troisième fois qu’on lui épelle le nom de la départementale à prendre pour atteindre Fontainebleau. Dans la nuit noire, des ordres – ou plutôt des avis - se contredisent. L’un insiste : il faut rester groupé, c’est le seul moyen de prendre la capitale. L’autre propose l’inverse : se disperser «pour semer les gendarmes» et se retrouver une fois en Ile-de-France.
Le convoi aux rangs serrés parti du sud de la France est devenu une convergence en ordre dispersé, joyeuse mais perdue. L’arrivée sur Paris – pour celles et ceux qui y arrivent – est baroque. «Je suis dans le bois de Boulogne [à l’ouest de Paris], il y a des camionnettes, mais je ne crois pas qu’elles font partie du convoi», entend-on dans Zello. A minuit, les CRS de la Porte d’Orléans plient bagage. Idem à Porte de Vincennes. «On n’est plus que deux, on est porte de Pantin [au nord-est de Paris] on doit retrouver ceux qui soi-disant nous attendaient, mais on ne voit personne», râle par message vocal une participante, à qui personne ne répond. A 3 heures du matin, sur le salon dédié à l’Ile-de- France, une autre s’énerve carrément : «J’ai réussi à rentrer dans Paris, maintenant on me dit de dormir. Mais je ne suis pas venu pour ça !» Insolents, les panneaux numériques qui cernent la ville continue d’afficher : «Périph fluide».