«Ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors.» Voici le paradoxe auquel sont allés se frotter les journalistes de la Zone d’expression prioritaire, partenaire de Libération depuis une dizaine d’années, en menant au cours de l’année 2024 dix semaines d’ateliers d’écriture dans les cinq départements d’outre-mer. Leur objectif ? Comprendre si la République française y est, là-bas comme en métropole, «pleinement exercée». Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion, Mayotte : Emmanuel Vaillant, Edouard Zambeaux et leurs équipes ont fait écrire plus de 600 personnes, âgées de 13 à 80 ans, avec l’objectif de «les faire entrer dans les livres». L’ouvrage qui en résulte sort jeudi 27 mars et en garde l’idée en titre : Nous ne sommes jamais dans les livres, autoportrait de la France des outre-mer (éditions les Petits matins).
160 textes en un peu plus de 300 pages, pour essayer de saisir la spécificité de ces «territoires du bout de la France, à 7 500 kilomètres de Paris pour les Antilles et jusqu’à 9 300 kilomètres pour La Réunion». Une immersion qui nous plonge «dans les vies “ordinaires” d’un destin collectif, dans le récit choral d’histoires individuelles», comme le résument les coordinateurs. Transports publics défaillants, vie chère, insécurité parfois galopante, pénurie d’eau… Le tableau est, par moments, sombre. Avant de s’éclairer soudainement, au détour du témoignage d’une jeune fille, Farzela, 16 ans, qui décrit la beauté de son île, Mayotte, dont elle restera, dit-elle, la seule touriste alors que ceux de métropole ne viennent plus. Ou de cette déclaration d’amour de Vanius, 23 ans, à sa ville, Cayenne, avec son marché aux mille couleurs et senteurs, ou sa place des Palmistes, là où se font les rendez-vous amoureux.
Courses de pousse et élevage de picolettes
Cet autoportrait – que Libé a accompagné en publiant cinq recueils de ces textes depuis l’automne dernier – est aussi celui d’une génération qui s’interroge sur ses liens avec un Etat perçu comme foncièrement colonial, mais pour laquelle la métropole reste parfois un horizon de réussite indépassable, pour y mener des études supérieures, espérer percer dans le sport de haut niveau, etc. Où l’on réalise, aussi, l’apport fondamental de la population ultramarine, tant pour garnir les troupes de l’armée française (9 % des recrues, alors que ces territoires ne représentent que 4 % de la population française) que celles de l’administration pénitentiaire (un tiers des élèves gardiens de prison).
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L’ouvrage se lit d’un trait, ou se picore en piochant un récit çà et là. Il y est question de métissage (linguistique et relationnel), d’argent, de loisirs (le Tour des yoles en Martinique, les courses de «pousse» à La Réunion, l’élevage de picolettes en Guyane), le tout à la première personne. Difficile de dresser un panorama exhaustif, mais personnellement, on gardera en tête les mots de ces sept adolescents tout juste arrivés à Mayotte depuis les Comores ou Madagascar, et qui semblent à des années-lumière des rodomontades extrêmes droitières entendues quotidiennement : «On allait commencer une nouvelle vie mais on n’y pensait pas encore. Une vie sans papiers mais une vie meilleure quand même. Ici, on a trouvé des nouveaux amis, un vélo, des ballons, des jolis vêtements pas déchirés, des chaussures fermées, des téléphones et des connexions wifi. Chaque matin, on voit les enfants des autres maisons qui partent au collège. Et nous, on attend une place. En attendant, on a des vies d’enfants clandestins.»