L’alerte a retenti en pleine nuit. Le 18 juillet, Julien Pinson est parti au feu. Le sapeur-pompier a combattu les flammes et les fumées au septième et dernier étage d’un immeuble du quartier des Moulins à Nice, où sept personnes ont perdu la vie. Après l’incendie, il ne restait plus que les cendres noires sur la façade, la fenêtre mangée par l’incandescence, la peinture fondue par la chaleur. Et les craintes des pompiers. «Le feu c’est un poison pour nous, expose l’adjudant, vice-président du syndicat autonome des sapeurs-pompiers des Alpes-Maritimes. Quand on fait ce métier, on connaît les risques. On peut mourir au feu, d’une explosion, d’une agression, d’un accident. Mais on ne sait pas qu’on peut être empoisonné par son métier.» Comme 90 % des pompiers du département, Julien Pinson est en grève depuis février. Cela fait six mois que les soldats du feu réclament la reconnaissance de maladies professionnelles, notamment sept cancers.
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Malgré la grève, les camions partent toujours en intervention. Ce mercredi d’août, la sirène de l’un d’entre eux se déclenche à peine franchie la barrière de la caserne Magnan de Nice. Le capot rouge est barré des mentions : «Les pompiers sont en danger» et «Les héros en chimio». Ici, trois pompiers professionnels de la même section sont tombés malades en 2019. Tous trois ont développé un cancer. Selon Julien Pinson, lui et ses collègues sont exposés à des agents cancérogènes pendant leur service. Ces toxiques sont issus des incendies d’où émanent des produits de combustion (les hydrocarbures, les particules) et des produits chimiques (les retardateurs de flammes). Ils sont aussi confrontés aux polluants éternels (Pfas), d’après un test coorganisé par Les Ecologistes. «Les agents comme moi, on part 500 fois en intervention par an, dont 5 % sur des incendies, compte l’adjudant. Ça va très vite. On peut monter jusqu’à 300 interventions au feu par carrière.»
«Un combat physique, moral et administratif»
La nuit du 18 juillet, Julien Pinson a combattu les flammes avec Paul (1). Ce pompier était de retour en intervention après un cancer de la vessie. Il témoigne dans une vidéo du syndicat autonome pour faire connaître son combat : «Pendant des années j’ai fait des feux, je suis rentré chez moi j’avais la gueule noire, je mouchais noir régulièrement. Donc ça ne pouvait venir que de là. Je me suis vite fait une raison.» Parmi les témoignages relayés dans cette vidéo, il y a aussi Thomas, pompier niçois décédé à 41 ans d’une tumeur au poumon – «cancer du fumeur sans jamais avoir fumé», dit Julien Pinson. Il y a Thierry, qui s’en est sorti mais a arrêté le métier. Et ceux développant un cancer juste après la retraite. Dans sa vidéo, le syndicat porte aussi le témoignage de Sylvain, sapeur-pompier professionnel depuis 2002 : «Quand on est concernés par la maladie, on réfléchit évidemment à pourquoi, comment, qu’est-ce que j’ai fait de mal, et ainsi de suite. Et on trouve des cas similaires à nous, dans ma profession. En tout cas, beaucoup.»
Un seul cancer est reconnu automatiquement comme maladie professionnelle chez les pompiers : le cancer du nasopharynx. Pour les autres, il faut monter de longs dossiers administratifs. Or en 2022, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), une agence de l’OMS, a évalué l’exposition professionnelle du pompier comme «cancérogène pour l’homme». Le Circ estime les preuves «suffisantes» pour le mésothéliome et le cancer de la vessie ; et «limitées» notamment pour les cancers de la plèvre, du côlon, de la prostate, des testicules, le mélanome et le lymphome. «Aujourd’hui, la procédure pour faire reconnaître cette maladie en tant que maladie professionnelle est très compliquée, pointe Sylvain, le sapeur-pompier niçois, dans la vidéo du syndicat. Je mène un combat physique, un combat moral parce que c’est dur psychologiquement, et je mène un combat administratif. […] J’ai très envie qu’elle soit reconnue en tant que maladie professionnelle parce que j’aurais probablement un sentiment de reconnaissance de toutes ces années de service. On n’est pas du consommable.» D’autres pays comme l’Australie, le Canada ou les Etats-Unis reconnaissent des dizaines de cancers comme maladie professionnelle. Les pays du nord de l’Europe protègent leurs soldats du feu avec des détecteurs de toxique et des appareils respiratoires légers lors des feux de forêt.
«Pour arrêter la grève, il faut légiférer»
En France, les données épidémiologiques manquent, du fait du peu de pompiers professionnels : ils sont 40 000. «Mais la prise de conscience existe, se rassure Julien Pinson. On demande des équipements adaptés, une limite de notre exposition dans la durée, du dépistage et un suivi. Pour arrêter la grève, il faut légiférer.» En juin, un rapport d’information sénatorial proposait «dix mesures d’urgence pour protéger les sapeurs-pompiers du risque accru de développer un cancer». Parmi elles : le remplissage d’une fiche d’exposition, des programmes de surveillance médicale, l’évaluation des droits à l’allocation d’invalidité. De plus, la sénatrice LR des Alpes-Maritimes Alexandra Borchio-Fontimp table sur «l’élaboration d’une fiche nationale de traçabilité», une «étude scientifique afin de déterminer les taux d’exposition» des pompiers et un accompagnement financier du gouvernement dans «la mise aux normes de leurs équipements». Elle rappelle qu’une étude britannique de 2023 «a constaté une prévalence des cancers chez les pompiers âgés de 35 à 39 ans supérieure de 323 % à celle de la population générale».
Quelques jours après le feu mortel du 18 juillet, Paul apprend qu’il rechute. Il a vaincu un cancer de la vessie (qu’il a réussi à faire reconnaître comme maladie professionnelle), il commence un combat contre le lymphome. Les deux figurent dans la liste du Circ. «Aucun pompier ne refuse d’aller au feu. On continue de se mettre en danger même quand on est malade, expose son collègue l’adjudant Julien Pinson. C’est peut-être le dernier feu de sa carrière.»