C’est une révolution pour le secteur du porno sur Internet. Après une longue bataille entre les pouvoirs publics et les éditeurs de sites pornographiques, ces derniers ont l’obligation, à partir de ce samedi 11 janvier, de vérifier l’âge de leurs utilisateurs, avec une menace de blocage pour les récalcitrants. Une réunion était organisée par la ministre chargée du Numérique Clara Chappaz à Bercy ce vendredi matin avec une cinquantaine d’acteurs concernés pour faire un point avant le déploiement de cette vérification.
Une identification à «double anonymat» requise
Pour se conformer à cette nouvelle règle qui vise à protéger les plus jeunes des contenus pornos, les sites X doivent désormais exiger l’envoi d’une photo ou d’un document d’identité, en proposant au moins une méthode respectant le principe de «double anonymat» qui permet de prouver sa majorité sans divulguer son identité. D’un côté, l’utilisateur prouve sa majorité en téléchargeant un document d’identité sur une application et, de l’autre, le site internet reçoit l’information de l’âge du visiteur sans connaître son identité. De quoi appâter de nombreuses start-up qui sont désormais sur les rangs pour équiper les sites de ce nouvel usage.
Sans cette vérification, les sites s’exposent à une sanction de l’Arcom, le gendarme français du numérique, qui peut, depuis l’adoption en mai de la loi dite Sren visant à sécuriser Internet, ordonner un blocage par les opérateurs télécoms et le déréférencement des sites incriminés. Mais il ne faut pas s’attendre à des écrans noirs dès samedi. La procédure va prendre plus de deux mois, de l’identification du site à la demande de blocage effective. Une tolérance est accordée jusqu’au 11 avril aux sites qui proposent déjà une identification au moyen d’une carte bancaire, mais ils devront ensuite obligatoirement proposer ladite solution à double anonymat.
Interview
Cette nouvelle mesure ne concerne pour l’instant que les sites basés en France et en dehors de l’Union européenne. Ceux installés dans un autre pays européen disposent de quelques mois de répit, le temps de la mise en place d’une procédure qui verra l’Arcom notifier les pays concernés en cas de non-respect de la loi française avant blocage. Aylo, le géant de l’industrie pornographique basée à Chypre qui détient des sites comme Pornhub ou Brazzers, dénonce des mesures «inefficaces» et «dangereuses» pour la sécurité et la vie privée des utilisateurs. Il assure tout de même être «conscient de la nouvelle règle et s’engage à toujours respecter la loi». Pour Justine Atlan, directrice de l’association e-Enfance, ce nouveau système permet pourtant de «bien préserver l’anonymat grâce à un système de token [de jetons, ndlr]. On arrive à pouvoir donner aux sites pornographiques la validation de la majorité sans révéler d’autres informations personnelles. Et c’est un double anonymat car [la start-up] qui donne le token ne sait pas pour quel site c’est».
Une mesure pour protéger les mineurs
Le dispositif était réclamé de longue date par les associations de protection de l’enfance. Car 2,3 millions de mineurs fréquentent des sites pornographiques en France, selon l’Arcom. Une mesure qui satisfait la directrice de la Fondation pour l’enfance, Joëlle Sicamois. «C’est une bonne solution. Chaque mois, c’est plus de la moitié des garçons de 12 ans qui se sont rendus sur des sites pornos, détaille-t-elle à Libération. Et on connaît les conséquences que cela peut avoir sur la représentation que les jeunes ont de la sexualité, des rapports hommes-femmes.» «On constate que depuis vingt ans, c’est plutôt la liberté et la protection de la vie privée des majeurs qui l’emportaient sur la protection de l’enfance», estime pour sa part Justine Atlan.
Joëlle Sicamois note en revanche «qu’il faut que cela soit accompagné d’un certain nombre de mesures. Notamment sur les questions d’éducation à la vie relationnelle et sexuelle à l’école, en parlant des notions de consentement». Par ailleurs, elle regrette que cette loi «donne des obligations de moyens aux plateformes et pas des obligations de résultat. Donc on va être très attentifs aux résultats et à la bonne mise en œuvre de cette loi».
Moins de trafic légal mais plus de sites illicites ?
Cette loi inquiète les acteurs du milieu qui craignent une baisse du trafic et par conséquent de leurs revenus. C’est le cas du français Tukif, qui s’est doté du système à «double anonymat» après que la cour d’appel de Paris a ordonné son blocage en octobre. «La loi est plutôt bonne mais, le problème, c’est la méthode employée», regrette Jérôme, le responsable du site. Celui qui affirme être le seul site français qui vérifie l’âge actuellement dénonce l‘effet dissuasif sur les utilisateurs – également majeurs –, qui se détournent vers des plateformes non réglementées ou des contenus partagés sur des réseaux sociaux comme X ou Reddit, non soumis à cette législation. «Depuis novembre, moins de 5 % des utilisateurs qui arrivent sur le système de vérification en sortent vérifiés, se désole-t-il. Ça a tué la fréquentation de notre site.» Il pointe également le coût de ces systèmes de vérification, «1 ou 2 centimes par visiteur» pour les moins chers.
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Joëlle Sicamois, elle, rappelle que «cela n’empêche pas que le système doit quand même fonctionner, car il y en a toujours qui voudront essayer de passer par d’autres moyens». Un sentiment partagé par Justine Atlan : «Le système parfait n’existe pas, il y aura toujours des gens à la marge. C’est pour cela qu’il faut un cadre sécurisant pour les acteurs qui respectent la loi et en revanche des sanctions systématiques pour ceux qui ne la respectent pas», défend-elle.
Une protection facilement contournable
Malgré l’arsenal déployé par l’Arcom, des moyens de contournement existent, soit via l’installation d’un VPN – un réseau privé virtuel –, soit via des sites miroirs, qui répliquent à l’identique une page sous un nom de domaine différent. Les VPN, eux, créent «un tunnel entre une source et une destination», explique à l’AFP Ivan Rogissart, spécialiste des questions de cybersécurité chez Zscaler. Son utilisation rend ainsi la connexion anonyme et masque la localisation de l’internaute en changeant son adresse IP, permettant par exemple de faire croire qu’il se situe dans un autre pays et ainsi de contourner les règles françaises. «C’est un vrai trou dans la raquette», regrette le patron de la start-up française IdxLab, Jacky Lamraoui, qui fournit une solution de vérification d’âge à une vingtaine de sites porno. «Une partie du trafic va se tourner vers les VPN», pronostique-t-il.
Aux Etats-Unis, où près d’un tiers des Etats a imposé des restrictions similaires, des pics de recherche et d’utilisation de VPN ont été enregistrés. D’après le site spécialisé DataReportal, 28 % des internautes âgés de 16 à 64 ans utilisaient un VPN en 2022, un chiffre en forte progression ces dernières années. Face à cette problématique, Justine Atlan rappelle qu’il est techniquement possible pour les sites d’empêcher l’accès à des utilisateurs se connectant via un VPN.
Mis à jour à 17 h 27 avec les déclarations de Justine Atlan.