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Zone d'expression prioritaire

Moi JEune à la Réunion : «Avec sa beauté, sa culture, sa nature brute, mon île me fait me sentir libre»

La Zone d’expression prioritaire consacre une série aux réalités des cinq départements d’outre-mer. Dans ce troisième volet, six jeunes de la Réunion racontent leur attachement à l’île, au créole et témoignent de la frustration parfois ressentie en tant qu’étudiant.
(James Albon/Liberation)
publié le 13 janvier 2025 à 18h21

Des Antilles à l’océan Indien, la Zone d’expression prioritaire s’est plongée dans les réalités des cinq départements d’outre-mer. Comme à son habitude, cette association de journalistes a accompagné des habitantes et habitants de ces territoires dans l’écriture de récits personnels qui nous éclairent sur leurs conditions de vie, leurs quotidiens, leurs liens à l’Hexagone… Partenaire historique de la ZEP, Libération s’associe à cet autoportrait de la France des outre-mer dont l’intégralité sera publiée en mars aux éditions Les Petits Matins sous le titre Nous ne sommes jamais dans les livres. Après le premier épisode consacré à la Guyane, le second à la Guadeloupe et Saint-Martin, place à l’île de la Réunion.

«J’aime parler créole»

Aude, collégienne de 14 ans, Vincendo

«En cinquième je devais réciter des Rosa, Rosa, Rosam et d’autres mots bizarres. J’avais pris l’option latin pour gagner des points au brevet… Une langue de l’époque des dinosaures et d’un continent lointain ! Je suis pas Jules César moi ! Je suis une ado créole de la Réunion. Le latin, c’est inutile, «i sérv pa rien» comme on dit.

«Et là tout d’un coup, en fin d’année, on a eu le bouche à oreille. Adieu Rosa, bonzour Kreol ! Depuis la primaire je n’ai entendu que des profs me dire «répète, répète, répète» quand je disais un mot de créole. Et là tout d’un coup, j’avais le droit. Ma langue maternelle rentrait au collège.

«Je pouvais enfin découvrir notre histoire et pas celle d’un territoire qui n’est pas le nôtre. Je pouvais apprendre des dates qui sont les nôtres et pas des «14-18» ou encore des «39-45». Par exemple le 20 décembre 1848, l’abolition de l’esclavage, la fèt kaf [le nom créole de cette fête, ndlr].

«J’aime beaucoup l’histoire de notre île, d’où sort notre langue. J’aime le «foutant», c’est quand on se moque de quelqu’un avec de l’ironie. Pour un ou une Réunionnaise un «mi yém aou» est plus doux à entendre qu’un «je t’aime». Le créole, c’est comme un magnifique flamboyant de décembre. Le flamboyant est un «pié de boi», un arbre emblématique de la Réunion comme le kréol est notre langue emblématique. C’est comme une langue de vacances et de fête. Une langue sucrée qui rend heureuse.»

«Deux pots d’échappements et un cœur rempli de bonheur»

Kendra, étudiante de 19 ans, Saint-Denis

«Pour un vendredi ou samedi soir dément, direction parking du Run Market Duparc ou encore mieux, celui du Saint-Paul Savannah. Ce sont des parkings de supermarché. Prépare-toi à t’accrocher, tu vas t’envoler à toute allure, mais ne ferme surtout pas les yeux car de magnifiques bagnoles vont te frôler à plus de 151 km/h. Oui 151 km/h, ça a été flashé et par moi-même en personne.

«Il y a deux types de rassemblements : ceux qu’on fait la journée où tous les Réunionnais avec le même modèle de voiture se réunissent. Ça, c’est les regroupements classiques. Ensuite tu as ceux des soirs qui sont les moments les plus palpitants du week-end. C’est eux que j’aime. Filles comme garçons se retrouvent pour braver les dangers de la vitesse. Mais ce qui rend cette soirée encore plus kiffante, c’est de savoir qu’à tout moment tu peux te faire choper par la police, parce que ces rendez-vous sont illégaux.

«A l’abri des keufs, à 22 heures passé, c’est donc à ce moment qu’on se regroupe pour admirer «la pousse», c’est comme ça qu’on appelle les courses illégales. C’est un événement incontournable de la Réunion. Une tradition même. J’y participe souvent, comme si c’était une drogue. C’est addictif. La voiture modifiée, voilà ce que j’aime. J’aime cette fumée noire, si envoûtante qui pique les yeux. Deux pots d’échappements et un cœur rempli de bonheur.

«Mes préférées : Seat Ibiza noire, Golf TDI bleu nuit, Subaru noire bien modifiée, bien tunée. J’adore le bruit du turbo, ce sifflement ou ce ronflement qu’on appelle ici «soukoukou». Je suis cette fille qui récupère les sommes misées en paris. Les mises peuvent dépasser les 200 euros. Les parieurs ne sont parfois pas d’accord mais ça ne mène jamais aux conflits. Une autre course les départage.

«Je me dis toujours qu’un jour, au lieu de les regarder, je serai dans la peau du conducteur, au volant d’une Golf 6 TDI, phares teintés, vitre ouverte et musique à fond à plus de 110 km/h. Je serai enfin dans ma bulle. Je connaîtrai en vrai ce moment où les chauffeurs se mettent en place, tirent leur portière d’une main ferme et sentent que c’est le moment de partir. J’aimerais tant le vivre dans une voiture, cet instant où la soirée commence dans des nuages de fumée, des vapeurs d’alcool, une odeur délicate de zamal [cannabis, ndlr] et d’essence sur un parking transformé en piste de danse.»

«Je me sens comme poussé dehors»

Matthis, étudiant de 18 ans, Saint-Denis

«Avec sa beauté, sa culture, sa nature brute, mon île me fait me sentir libre. J’adore tout ce qui fait de La Réunion ce qu’elle est. Mais plus je grandis, plus je ressens une frustration, un genre de malaise. Je ressens de plus en plus le manque de développement sur notre île. C’est bizarre à dire, mais ici, dès que je veux avancer dans certains domaines, je suis presque forcé de regarder ailleurs, de me dire que je devrai sûrement partir un jour.

«Je m’en suis vraiment rendu compte après le lycée. D’un coup, je me suis heurté à un mur : les options d’études ici sont tellement limitées. Par exemple, si je veux me spécialiser en sciences de l’ingénieur, ou même faire quelque chose dans le numérique, c’est impossible sur place. Et je vois plein de mes amis partir. Sacha, par exemple, a dû s’installer à Paris pour faire des études en médecine. C’est pas juste un voyage pour lui, c’est tout un changement. Il a tout laissé derrière lui : sa famille, ses amis, notre mode de vie simple… Rien que les couchers de soleil sur la mer, qu’on voit tous les jours ici, ça lui manque.

«Pour moi aussi, l’idée de partir, c’est comme si je laissais une partie de moi-même derrière. Ici, je parle créole, je retrouve mes cousins tous les week-ends, je vais faire des randonnées, je sens l’air de la mer partout. Partir, ce serait laisser tout ça, et je ne sais même pas si un jour, je pourrais le retrouver.

«Et puis, partir, ça coûte cher. Mes parents, heureusement, pourraient m’aider un peu, mais tous n’ont pas cette chance. Par exemple, j’ai un camarade dont les parents ont dû économiser pendant des mois et des mois pour qu’il puisse aller étudier en métropole. Et lui, là-bas, il me dit qu’il doit jongler entre ses cours et un job pour avoir des petits sous de côté. Et tout ça, juste parce qu’il veut avoir une chance de réaliser ses rêves.

«Pour le sport, c’est exactement la même galère. Je suis à fond dans le karaté, c’est ma passion, et je bosse dur. Si je veux vraiment monter en niveau, atteindre le national, c’est impossible sans partir. En métropole, ils ont des infrastructures modernes, des coachs spécialisés… Tout ce qui nous manque ici.

«C’est vrai, j’aime cette île, je suis attaché à ma culture, mes racines, à ce que j’ai, mais malgré tout, je me sens comme poussé dehors. On n’a pas d’autre choix que de partir pour espérer y arriver. C’est dur de ne pas pouvoir réussir ici, chez nous, sans devoir se déchirer le cœur en faisant ce choix.»

«En métropole, je ne peux pas être autre chose qu’un touriste»

Ethan, élève en formation de 17 ans, Sainte-Marie

«Ici, j’y suis né. Pourtant, le 18 juillet 2021, j’ai quitté la Réunion pour aller vivre en métropole. C’était comme une punition. Le boulot de mon père l’obligeait à partir dans l’Ain, à Belley. Moi, au début je prononçais «Bélé» alors qu’il faut dire «Beulé». C’est dire si je débarquais. Je ne savais même pas dire le nom de l’endroit où j’habitais. Un peu comme les touristes qui disent qu’ils viennent en Réunion au lieu de dire à la Réunion. Ça les affiche.

«A peine arrivé en métropole, j’ai pu casser le mythe qui dit que tout coûte cher. Dès l’aéroport, tout était 2 à 3 euros moins cher qu’à La Réunion. Mon premier souvenir c’est une boîte de Pringles, les classiques, les crème oignons à 2,35 euros au lieu de 4,20. Au Vival à côté de chez moi, un simple pot de Nutella, c’était 7 euros contre 10/12 euros ici. J’avais l’impression d’avoir plein d’argent. D’être Barberousse, le plus grand pirate de La Réunion.

«A mon échelle d’adolescent, je pouvais durer toute une semaine avec 20 euros en poche. En métropole, j’étais riche comme un touriste. Mon père avait une paye de 1 700 euros et des brouettes. Il arrivait à faire des économies. Il a même loué un camping-car pour aller visiter la Camargue pendant une semaine. Et puis, au bout de trois ans de cette vie de «millionnaire», je suis rentré «au bled». Avec les souvenirs de cette expérience extraordinaire. Ici, papa gagne pratiquement 2 000 euros mais le coût de la vie et les logements sont plus conséquents. Là-bas, on vivait dans une grande maison en pierres, presque un monument historique avec une pancarte sur la façade. On payait 400 euros. A la Réunion, on paye 780 euros pour un appartement de deux chambres avec des voisins pas très aimables.

«Malgré l’argent plus facile en métropole, je me rends compte que mon île me manquait beaucoup. Je ne regrette pas d’être allé vivre en France. Mais en métropole, je ne peux pas être autre chose qu’un touriste. Alors, c’est avec grand plaisir que je retrouve la Réunion, sa vie chère, la difficulté à trouver des emplois et des logements, mais surtout ses paysages, ses plages, ses randonnées, et toute sa faune et sa flore. Ici, c’est chez moi. Je ne veux pas en partir. Même pour de l’argent.»

«J’arrive à vivre avec cette étiquette de Comorienne»

Djamilla, lycéenne de 17 ans, Sainte-Marie

«Français, Réunionnais, Malgaches, Malbars… le mélange, c’est commun à La Réunion. Mais les gens parlent du vivre-ensemble quand ça les arrange. Par mes origines et mes croyances, moi je me sens parfois différente de mes copines. Je suis Comorienne par mon père et Malgache par ma mère. Et le problème, c’est les préjugés et parfois la haine que je vois envers les Comoriens.

Par exemple, en classe, je peux entendre des choses comme «Bann comores i entoure domoune» («Les Comoriens là, ils entourent les gens»), ou «C’est band comore sa» («Voilà, ça c’est les bandes de Comoriens»). C’est dérangeant. Je me sens mal à l’aise car ils le disent ouvertement. Je ne réagis pas car je sais que ça ne va rien changer.

J’ai juste envie de dire que c’est raciste. Une fois, j’en ai parlé avec une copine qui est d’origine mauricienne. On avait le même ressenti sur le fait qu’on n’est pas «traitées» comme les autres. Dans les relations amicales ou amoureuses. Comme si on était les intruses.

Bien sûr tout le monde ne nous rejette pas. Et j’arrive à vivre avec cette «étiquette» de Comorienne… Après tout, j’aime bien avoir plusieurs cultures et parler couramment plusieurs langues : le français à la maison et à l’école, le créole avec mes amies, le malgache et le shimaoré avec ma famille. J’aime les mélanges. J’en suis un.

«Le permis, c’est la liberté»

Benjamin, étudiant de 19 ans, Sainte-Clotilde

«Franchement, cette île, je la trouve compliquée. Inaccessible, même. La Réunion pour un jeune, c’est un enfer pour se déplacer. Ici, t’as trois moyens pour bouger : la voiture, le bus et tes pieds. A pieds sur 40 bornes, c’est mort, le bus c’est une galère, donc si t’as pas de voiture, c’est foutu. J’habite dans les hauts de la Possession. Pour descendre à la mairie et rejoindre un arrêt de bus j’en ai pour quarante minutes minimum à pied. Il me faut ensuite trente minutes en plus pour arriver à la gare de Saint-Paul et encore une demi-heure et un dernier bus pour arriver à Boucan Canot, la plage que fréquentent les jeunes.

«Pour étudier je dois aller à la capitale, Saint-Denis, moins de kilomètres mais pas moins d’ennuis. Lever 4 h 30 pour partir de la maison à 5 h 20. Je commence par vingt minutes de descente en vélo alors que je ne suis même pas encore bien réveillé. Je dépose mon vélo chez un ami, après ça j’ai cinq à dix minutes de marche pour arriver à l’arrêt de bus de la mairie. Là, je dois prier pour avoir un bus pas trop plein. Si jamais il n’est pas encore plein, je dois me battre pour être dans les premiers à rentrer. Si tout se passe au top, j’arrive à Saint-Denis en quarante minutes et je dois encore prendre un bus pour arriver à ma prépa à 7 h 30. Pile à l’heure. J’ai à peine le temps de reprendre mon souffle avant d’attaquer les cours. Si le bus est plein ou un en retard, mes plans s’effondrent.

«Le soir, rebelote dans le sens inverse, avec la petite remontée à vélo pour finir. A cette heure-là, je suis bien réveillé et je la sens passer. Mais tout ce cauchemar est devenu un lointain souvenir, la délivrance est arrivée. Avec le permis. Mon trajet se transforme en une merveilleuse petite promenade de trente minutes toute chill. Je vais directement d’un point A à un point B, puis d’un point A à C à G à X pour finir à Z, voire ailleurs. C’est vraiment la liberté, le permis.»