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Zone d'expression prioritaire

Moi JEune à Mayotte : «Chaque jour, je fais onze voyages à la rivière»

La Zone d’expression prioritaire consacre une série aux réalités des cinq départements d’outre-mer. Dans ce dernier volet, onze jeunes racontent la vie sur l’île de l’océan Indien.
(James Albon/Libération)
publié le 25 mars 2025 à 18h10

Des Antilles à l’océan Indien, la Zone d’expression prioritaire s’est plongée dans les réalités des cinq départements d’outre-mer. Comme à son habitude, cette association de journalistes a accompagné des habitantes et habitants de ces territoires dans l’écriture de récits personnels qui nous éclairent sur leurs conditions de vie, leurs quotidiens, leurs liens à l’Hexagone… Partenaire historique de la ZEP, Libération s’associe à cet autoportrait de la France des outre-mer dont l’intégralité sera publiée jeudi 27 mars aux éditions les Petits Matins, sous le titre Nous ne sommes jamais dans les livres. Après le premier épisode consacré à la Guyane, le second à la Guadeloupe et Saint-Martin, le troisième à l’île de la Réunion, le quatrième à la Martinique, place à Mayotte.

«La corvée d’eau, c’est pour mes sœurs et moi»

Naïda, 14 ans, collégienne

«Chez moi, il n’y a pas d’eau. Nous habitons une maison en tôle à Passamainty. Nous sommes dix à la maison : mes cinq sœurs, mes deux frères et mes parents. Dix personnes, ça fait beaucoup d’eau tous les jours, même si on l’économise. Nous avons une rivière qui passe à quinze mètres, mais nous n’avons pas l’eau dans la maison, pas de robinet. Pour me laver, je dois aller chercher l’eau à la rivière. C’est pratique quand elle est calme mais quand elle déborde, l’eau vient partout.

«L’eau de la rivière, c’est juste pour se laver soi-même et pour laver les vêtements. Mais la rivière, ça donne pas très envie parce qu’il y a toujours des déchets dedans. Tous les jours, je fais onze voyages avec la grosse bassine. Dix pour les humains et un pour les vaches. Pour cuisiner, il faut une autre eau. Celle-là, pour la trouver, il faut que je descende au collège. C’est beaucoup plus loin. Là, il y a des robinets sur une rampe à eau. C’est gratuit, mais il y a toujours la queue. Ensuite pour boire, il y a l’eau de la carte. C’est la plus précieuse. C’est comme une fontaine où on paye avec une carte en plastique, comme celle du bus.

«La corvée d’eau, c’est un truc qui est réservé pour mes sœurs et moi. Il faut y aller tous les jours. Je la fais avec Roibouanti qui a 13 ans et Djamila qui en a 11. On fait deux voyages tous les jours : un pour la carte et un pour le robinet. Les bidons, ils font la taille d’une grosse poubelle et ils sont rouges et bleus. On a deux brouettes pour les porter ; alors à tour de rôle, une de nous trois le porte sur la tête et les deux autres poussent les brouettes. C’est fatigant.

«Hier encore, je suis arrivée à la fontaine et il n’y avait plus d’argent sur la carte. Pour la recharger, il faut aller à la Sogéa de Kaweni. Avec les embouteillages, ça prend longtemps et ça coûte 40 euros pour 9 000 litres. Quand on a de l’eau de la carte, on la verse dans des bouteilles en plastique qu’on rentre dans la maison pour que personne ne mette des maguirguiri à l’intérieur. Les maguirguiri, c’est des potions de magie noire.

«Parfois, j’oublie les voyages pour l’eau. Quand je vais chez mon grand-père à Kaweni, il y a de l’eau dans les robinets. Là-bas j’ai déjà pris des bains avec de l’eau chaude. C’est ce que je connais de plus confortable.»

«Je resterai la touriste de mon île»

Farzela, 16 ans, lycéenne

«J’habite en ville à Mamoudzou, la capitale de Mayotte, et presque tous les week-ends, je fais des sorties en famille avec mes parents et mes quatre frères pour visiter l’île. Au Sud, on va sur les belles plages. On fait des pique-niques, des barbecues, on nage dans le lagon. Le sable est beige et doux, la mer est claire comme de l’eau minérale. C’est comme des vacances. Parfois, on va à Bouéni. Là, j’aime voir les dames qui font la pêche au djarifa. C’est un tissu qui ressemble à une moustiquaire qu’elles mettent dans l’eau en formant un rond. Et elles le plongent pour attraper des poissons en discutant et en chantant. Ça me donne de l’émotion. A Bouéni, j’aime aussi aller rencontrer Madame Taambati. C’est la gardienne du patrimoine mahorais. Elle est très douée pour ses dessins de masques traditionnels et pour la confection des salouva à l’ancienne (la tenue traditionnelle des femmes mahoraises, ndlr), notamment avec des petits oiseaux. Pour moi, un Mahorais qui ne connaît pas Taambati est un faux Mahorais.

«J’aime aussi aller dans le nord de l’île pour faire les randonnées dans la belle nature d’un vert vif comme une pomme. On peut voir des baobabs, des bananiers et des arbres sauvages. Toutes ces beautés, les touristes venaient les admirer avant. Je les voyais sur les plages. Ils visitaient les ruines des usines sucrières. Ils allaient aussi rencontrer Madame Taambati. Mais aujourd’hui, je n’en vois plus. La crise de l’eau, les caillassages, les cambriolages, les violences, les agressions… C’est ce qui fait fuir les touristes. Mais moi, je resterai la touriste de mon île.»

«Les caillassages, on s’habitue»

Intichane, 18 ans, lycéenne

«C’était un jeudi soir après une longue journée au lycée. Les élèves étaient très agités car ils avaient été prévenus qu’il y avait eu un caillassage sur un bus qui faisait le même trajet que le nôtre. J’étais très inquiète. Au bout de quinze minutes, notre bus s’est fait attaquer. Des pierres, des barres de fer, des marteaux… jetés sur les fenêtres du bus. Tout le monde criait. C’était horrible. J’avais du verre brisé et du sang partout sur moi. Le garçon à côté de moi avait reçu un marteau sur la tête. Il saignait et son sang coulait sur moi. Ça a duré deux minutes mais ça m’a semblé une éternité. Quand le bus s’est enfin arrêté, le conducteur a appelé les secours. Il y avait au moins cinq élèves blessés. C’était la première fois que je vivais un caillassage. D’habitude, on en entend parler mais tant qu’on ne le vit pas, on ne peut pas comprendre. Après ça, je ne suis plus allée au lycée pendant deux semaines. J’étais traumatisée !

«Les caillassages, c’est devenu une activité pour les jeunes délinquants de Mayotte. Quand ça fait un moment que c’est tranquille, certains disent : “Ça fait longtemps qu’on s’est pas amusés…” C’est à cause des villages rivaux. Par exemple, dans mon village, Doujani, les jeunes qui n’ont même pas la vingtaine se battent avec ceux du village de M’Tsapéré. Ça dure depuis quatre ou cinq ans, mais personne ne sait plus pour quelles raisons. Ça peut être des trucs bêtes de rancune genre il a tapé mon frère, il a tapé mon chien, il a volé mes chaussures…

«Les caillasseurs, on les appelle les dakous, ça veut dire les délinquants. On les reconnaît par leur façon de s’habiller. Ils ont des survets Sergio Tacchini et des claquettes Arena. C’est leurs marques préférées. Ils ont des lunettes de ski genre Oakley. C’est trop bizarre. Ils ont des locks, des afros ou des cheveux courts décolorés, et toujours très sales.

«Quand je suis dans mon village, je suis safe parce qu’ils me connaissent et ils savent que je suis de ce village. Mais dans un autre village, j’aurais peur de me faire racketter. Pas de me faire agresser. C’est les garçons qui se font tabasser. Les gens disent que ce sont des Comoriens, mais il y a aussi des Mahorais. D’ailleurs, ça arrange certains Mahorais qui disent qu’ils ne se sentent pas en sécurité à Mayotte. Les mamans mahoraises se servaient des dakous comme une arme sur les routes pour leurs revendications pendant les barrages. J’en ai vu qui disaient aux dakous d’aller se taper contre les policiers pour défendre leur cause. Elles leur donnaient même à manger et des boissons avant d’aller au champ de bataille.»

«Des vies d’enfants clandestins»

Haloua, Arleti, Yasna, Hadj, Christiano, SoillahHa, Houdaidine, 14 et 15 ans

«Nous sommes venus à Mayotte parce que nos parents voulaient une meilleure vie. Une vie où l’on peut avoir une vraie maison, un travail et de la nourriture dans l’assiette. Nous avons quitté les Comores ou Madagascar pour venir ici. Du chemin pour venir, on se souvient du kwassa, la barque dont la résine de bois collait sur les doigts et sur laquelle nous étions 25, 30 ou 50 passagers qui avaient l’air tristes. Il y avait des gens malades, des femmes enceintes, quelques bébés et même des moutons ligotés qui criaient. On a encore dans le nez l’odeur de l’essence qui donne mal à la tête, envie de vomir et parfois des vertiges. Il y avait aussi sur le bateau l’odeur de l’urine car tout le monde est obligé de pisser à bord.

«On a tous vu au milieu de la mer le pilote tirer sur la ficelle parce que le moteur s’était arrêté d’un coup. C’était le seul moment de silence parce que le moteur fait plus de bruit que celui d’une voiture et qu’il ne s’arrête jamais, sauf quand on croit que la police aux frontières approche. Pendant tout le voyage, on n’entend que le bruit du moteur parce que le pilote nous dit qu’on n’a pas le droit de parler. Et de toute façon, on n’a pas envie de parler. On a peur. Il y en a qui prient et qui bougent leurs lèvres aussi sèches que pendant le ramadan pour dire des sourates.

«Autour de nous il y a la mer, rien que la mer. Parfois une baleine ou des poissons volants et des vagues hautes comme une maison, qui sifflent et explosent comme des bombes. Certains d’entre nous sont restés deux jours assis sans bouger avec l’envie de dormir qui vient, la faim dans la bouche, le ventre qui fait mal, l’interdiction d’allumer son téléphone et des crampes qui viennent à force d’être immobile et d’avoir peur.

«Quand, au bout du voyage, nous avons vu Mayotte, nous nous sommes approchés de la plage et le pilote nous a dit “on sort vite” pour qu’on saute dans l’eau. Tous on s’est dit dans notre cœur “al hamdoulilah, Dieu merci”, quand on s’est retrouvé à l’abri des arbres. Le plus dur était passé. On avait traversé la mer et débarqué à Mayotte.

«Quand on retrouve nos parents ou nos tontons et tatas, c’est la joie qui vient. On se serre fort dans les bras. Tout le monde prend soin de nous le jour de notre arrivée. De ce moment-là, on se souvient du goût de la banane ou des saucisses frites, d’entendre une langue étrangère à la télévision, du ventilateur qui donne de l’air frais, de la télécommande qui fait marcher la télé, de la photo de la famille accrochée au mur, d’une maison décorée avec des miroirs, et de l’odeur du savon sur les draps du lit à ressorts où on s’est couché. On se souvient tous que ce soir-là, quand on a fermé les yeux, on avait l’impression que le lit bougeait. Comme le kwassa sur lequel on avait fait le voyage.

«Le lendemain, on allait commencer une nouvelle vie mais on n’y pensait pas encore. Une vie sans papiers mais une vie meilleure quand même. Ici, on a trouvé des nouveaux amis, un vélo, des ballons, des jolis vêtements pas déchirés, des chaussures fermées, des téléphones et des connexions wifi. Chaque matin, on voit les enfants des autres maisons qui partent au collège. Et nous, on attend une place. En attendant, on a des vies d’enfants clandestins.»

«Un garçon de Mayotte»

Rick, 14 ans, collégien

«Je suis un garçon mahorais donc je ne fais presque rien à la maison à part jeter les poubelles et acheter des choses dans les boutiques du quartier. Je suis un garçon mahorais donc on me met la pression pour étudier. Je suis un garçon mahorais donc on me demande de faire des tâches qui demandent de la force et je suis obligé de les faire.

«Je suis un garçon musulman donc je dois aller à l’école coranique pour apprendre la religion. Je suis un garçon musulman donc je fais des coupes de cheveux “tapées” ou “buzz cut”, avec des dégradés au niveau de l’oreille. Les imams et les vieilles dames du quartier me disent que j’ai les cheveux du shaytan, du diable. Je suis un garçon musulman donc à partir de 15 ans, je suis obligé de faire le ramadan sans rater un jour sinon je dois donner à manger aux pauvres.

«Je suis un garçon musulman donc j’ai le droit d’être polygame mais moi je n’ai pas envie, car avoir deux femmes, c’est avoir deux fois plus de travail. Je suis le garçon d’un papa polygame donc à la maison, il y a ma maman et la deuxième femme de mon père, mais moi je ne l’aime pas, car elle déteste ma mère. Je suis un garçon français car je suis né ici à Mayotte et je mesure ma chance quand je vois comment sont traités les Comoriens.»

Making of

Nous étions à Mayotte en mars et avril 2024, bien avant le passage du cyclone tropical Chido qui a balayé ce territoire en causant d'immenses dégâts humains et matériels. Aucun texte ne raconte donc le chaos de cet épisode qui a traumatisé une île où les conditions de vie étaient déjà bien précaires. Les partenaires avec lesquels nous avons travaillé, notamment les établissements scolaires, qui ont été durement touchés s’efforcent d’accompagner comme ils peuvent le retour à la « normale » si tant est que ce mot ait un sens dans cet archipel de l’océan Indien. Nous nous sommes efforcés d’obtenir des nouvelles rassurantes des participants sans réussir à les joindre tous.  Emmanuel Vaillant et Edouard Zambeaux, cofondateurs de la ZEP