Menu
Libération
Zone d'expression prioritaire

Moi JEune en Guyane : «J’ai le sentiment de vivre dans un pays que les gens ne savent même pas situer»

Moi, Jeune...dossier
La Zone d’expression prioritaire consacre une série aux réalités des cinq départements d’outre-mer. Dans ce premier volet, six jeunes témoignent de leurs conditions de vie, leurs quotidiens et leurs liens à l’Hexagone.
(James Albon/Liberation)
publié le 20 novembre 2024 à 8h14

Des Antilles à l’océan Indien, la Zone d’expression prioritaire s’est plongée dans les réalités des cinq départements d’outre-mer. Comme à son habitude, cette association de journalistes a accompagné des habitants et habitantes de ces territoires dans l’écriture de récits personnels… Partenaire historique de la ZEP, Libération s’associe à cet autoportrait de la France des outre-mer dont l’intégralité sera publiée en mars 2025 aux éditions les Petits Matins sous le titre Nous ne sommes jamais dans les livres.

«Je me sentais tellement bien à Grand-Santi, je me sentais libre, chez moi»

Dedyana, 16 ans, lycéenne à Saint-Laurent-du-Maroni

«Grand-Santi, c’est un village à la lisière de la forêt, au bord du fleuve Maroni. C’est là que j’ai vécu avant de déménager à la ville, à Saint-Laurent-du-Maroni. Quand je suis née, ma mère était au lycée donc elle ne pouvait pas s’occuper de moi. Elle m’a confiée à ma grand-mère et j’ai passé toute mon enfance là-bas.

«A Grand-Santi, les enfants sont libres ! On se retrouvait devant l’école primaire. On jouait dans la boue quand il pleuvait. Je me souviens des gens qui allaient aux champs le matin pour cultiver le manioc, les bananes et les patates douces. Chaque soir, j’allais à l’abattis [un terrain de maraîchage, ndlr] avec ma grand-mère. Je me souviens de l’odeur de la forêt quand on y entre. Une odeur de fraîcheur.

«On s’aidait les uns les autres dans toutes sortes de travaux. Chaque Noël, on préparait des plats et on invitait beaucoup de gens à manger chez nous. Chaque soir après les cours, on allait au bord du fleuve chez Dores pour s’asseoir et manger. Là-bas, on avait une très belle vue, le vent était très fort et en face on voyait le Suriname. Chaque année, à l’approche des grandes vacances, l’eau monte et ça provoque des inondations dans les kampous [des champs]. Les habitants vont pêcher car à chaque montée de l’eau, il y a beaucoup de poissons. Je me souviens du jour où ma grand-mère m’a appris à pêcher avec un fil enroulé autour d’un bâton. Je me sentais tellement bien à Grand-Santi. Je me sentais libre, chez moi.

«A Grand-Santi, tu n’as pas besoin de cacher les choses pour ne pas te les faire voler. Maintenant que je suis au lycée à Saint-Laurent-du-Maroni, je n’y vais plus beaucoup. J’ai perdu le contact avec la forêt. Et surtout je me dis que mon fils de 10 mois n’aura pas la chance de grandir à Grand-Santi. Je ne peux pas le confier à ma grand-mère car elle travaille au dispensaire. C’est ma mère qui le garde à Saint-Laurent. Ce sera un enfant de la ville. Pas comme moi. Mais un jour je l’emmènerai avec moi vivre là-bas avec ma grand-mère adorée.»

«Faire la mule, c’est beaucoup d’argent qui semble facile»

Marcello, 20 ans, en formation à Cayenne

«D’un côté du fleuve, la cocaïne ; de l’autre, des jeunes sans argent, sans avenir, avec une carte d’identité pour aller en Europe. La tentation est grande de faire la mule en avalant des capsules de drogue pour les transporter dans son ventre. C’est beaucoup d’argent. Vite et qui semble facile.

«J’étais parti pour emporter 800 grammes. Je devais me faire entre 6 000 et 7 000 euros après avoir remboursé le billet d’avion et payé le bain – l’argent que tu donnes au chaman qui te protège pour le voyage. Ça, c’est à tes frais. Un seul coup de téléphone a suffi. J’ai appelé un boss, celui qui envoie les autres en voyage. J’avais son numéro par mon cousin qui avait déjà fait un voyage. Dans ma famille, c’est un peu une “tradition”. Mon père s’est fait arrêter, ma belle-mère est encore en prison en métropole. Alors je me disais, pourquoi pas moi ? J’avais besoin de cet argent. Pour faire le beau bien sûr, mais pas seulement. Surtout pour vivre car j’étais seul à Cayenne.

«Après le coup de téléphone, j’ai pensé à ceux que je connais qui ont eu des problèmes. Le pire, ce n’est pas de se faire arrêter. C’est la mort si les boulettes se défont dans ton ventre. C’est pour ça que c’est important de savoir comment elles sont fabriquées. Il faut les tester. Elles doivent être bien dures, solides comme de la pierre, que tu puisses casser une vitre en les lançant dedans. C’est toi qui choisis la taille. Il y a des diamètres 7, 8, 9 et même 10 millimètres. Plus elles sont grosses, moins tu en avales. Un kilo en taille 7 ça fait 160 boulettes à avaler dans la nuit avant d’embarquer à l’aéroport. C’est dur : tu vomis, tu dois boire beaucoup.

«Mais heureusement, la veille de mon départ, le gars m’a annulé. C’était trop risqué pour lui. On était dans une période “100 % contrôle”, quand la douane arrête tout le monde à l’aéroport. Il avait peur de perdre son argent. Donc je n’ai pas fait la mule. A la place je suis allé m’inscrire à la mission locale et j’ai repris mes rêves de formation. Aujourd’hui, je ne rêve plus d’argent facile. Je rêve juste de m’en sortir avec un vrai métier.»

«Dans les livres d’histoire, je ne vois aucune image de mon pays»

Patricia, 13 ans, collégienne à Cayenne

«A l’entrée du collège, près du portail des vélos, il y a un drapeau bleu-blanc-rouge qui représente les citoyens français. Normalement, citoyen, ça veut dire qu’on est tous dans la même équipe. Par exemple moi, depuis Cayenne où j’habite, je soutiens le PSG ou l’équipe de France. Mais quand j’ouvre mes livres, je n’ai pas l’impression de faire partie de l’équipe. La seule page ou presque de mon livre d’histoire-géo où il y a une personne noire, c’est lorsqu’il parle de l’abolition de l’esclavage. En tournant les pages, je peux découvrir des photos de villages comme Pouylebon dans le Gers, ou Carbini en Corse. Ils sont très jolis. Ça me donne envie d’y aller mais je ne vois aucune image de mon pays : la Guyane.

«J’aimerais que les collégiens de France puissent eux aussi voir où j’habite. Le fort Cépérou par exemple. Quand tu es là-bas, tu vois tout Cayenne en 3D, comme au cinéma avec les lunettes. On découvre les guerres, les exploits, les vestiges de la Guyane. Le fort Cépérou, c’est notre tour Montparnasse à nous, mais sans les embouteillages.

«Chaque fois que j’ouvre le livre d’histoire-géo, je sais que je vais lire des histoires de villes qui ne sont pas au bord du fleuve Maroni, que je vais lire des histoires de guerres sous la neige.

«Des fois, j’ai honte de ne pas connaître mon histoire, de ne pas pouvoir la raconter à mon petit frère, de ne pas pouvoir lui parler du Napoléon ou d’un Louis de la Guyane. A Cayenne, j’habite à côté de la rue Vendôme. Je sais qu’il y des rues du même nom en France aussi, ça nous fait un point commun.

«Etre collégienne française en Guyane, c’est souvent avoir le sentiment de n’habiter nulle part, de vivre dans un pays que les gens ne savent même pas situer. Et c’est pas facile de jouer ensemble quand les autres de l’équipe ne savent même pas qu’on existe.»

«En métropole, ils ont tout : l’eau, l’électricité et Internet»

Anna, 15 ans, collégienne à Saint-Laurent-du-Maroni

«La coupure de courant, c’est tellement fréquent chez moi que ça devient presque une habitude. Parfois on nous prévient en avance. Et parfois ça coupe comme ça. Ça peut être le matin, quand je suis devant la télé. Plus de courant. Plus de télé. Le midi quand mes parents cuisinent. Plus de courant. Plus de manger. Faut attendre que ça revienne pour tout réchauffer. Pendant les vacances, alors qu’on profite. Plus de courant. Plus de frigo. Et la nourriture du congélateur qu’il faut jeter car elle est pourrie.

«Pour l’eau, c’est pareil. Elle s’en va et elle revient. Ça peut durer plusieurs heures. Et lorsqu’on nous la remet, il ne faut surtout pas la boire tout de suite. Elle est très sale et une fois j’ai eu le malheur d’en avaler. Je suis tombée malade plusieurs jours. J’avais de la fièvre et très mal au ventre. Du coup, on a toujours des bouteilles en plastique chez nous.

«Internet, c’est pas mieux. A Saint-Laurent-du-Maroni, la connexion est si lente. J’arrive à aller sur les réseaux sociaux, mais Netflix, c’est mort. C’est peut-être ce qui me rend le plus jalouse des gens qui vivent en métropole. Eux, ils ont tout. L’eau, l’électricité et Internet tout le temps. La vie parfaite.»

«Je fais tout pour m’accrocher à mes rêves»

Phédlène, 14 ans, collégienne à Cayenne

«J’avais 9 ans quand j’ai fait le voyage seule depuis Haïti : ma mère avait économisé les 2 700 dollars pour m’envoyer en Guyane. J’ai voyagé une journée en bateau et en voiture avec d’autres exilés, puis je suis arrivée à Saint-Domingue. J’ai ensuite pris l’avion pour Georgetown, au Guyana, après une escale par le Panamá, puis j’ai pris un bateau pour le Suriname. Au bout de quatre jours, je suis arrivée à Saint-Laurent, où ma tante de Cayenne est venue me chercher.

«Je n’ai pas cru que j’étais arrivée au bout du trajet. Sur la route de Cayenne, la forêt pendant des heures, les bêtes dont je ne connaissais pas le nom… ça ressemble plus à l’Afrique qu’à la France ! Quand j’ai été accueillie chez ma tatie, à Trente Pièces, j’ai été encore plus déçue. J’imaginais Cayenne comme une belle ville, comme Paris, mais le quartier de ma tatie est en tôle et en contreplaqué. Il est grignoté par les rats et les cafards malgré tout le Baygon cobra [un insecticide] qu’on déverse. Le sol en terre rouge fait des rivières de boue quand il pleut. Il n’y a pas d’égouts. L’urine des gens coule dans la rue. Je suis avec toutes les nationalités à qui on refuse les papiers : les Syriens, les «Anglais» (Guyaniens), les Haïtiens, les Brésiliens… Pour avoir de l’eau, il faut payer 5 euros les trois galons de 50 litres à des taxis marron. Entre les squats de mon quartier et les maisons en dur, ils ont construit un grand mur. Comme s’il y avait la Guyane des riches et la Guyane des pauvres.

«Je suis tombée amoureuse d’un Haïtien du quartier qui venait acheter des bananes pézé [plantains] chez ma tatie. Je suis tombée enceinte par accident. J’ai pensé à avorter, mais j’ai eu peur des risques. Quand j’ai accouché de Farah, mon copain avait 18 ans. J’avais 12 ans. J’étais en quatrième.

«J’ai eu peur que mes rêves s’écroulent : je dois me lever tous les matins trois heures avant d’aller en cours, à 4 heures du matin si j’ai cours à 7 heures. Je prépare pour ma fille ses repas de la journée, je la nettoie, je change ses couches, je prépare son sac. Après une heure trente, je peux m’occuper de moi. Ça ne me laisse pas beaucoup de temps pour réviser mes leçons. Quand je suis prête, je dépose Farah chez la voisine. Malgré tout ça, j’ai des bonnes notes à l’école, je réussis ma classe de troisième et je fais tout pour m’accrocher à mes rêves : je serai médecin pour les enfants ou auxiliaire puéricultrice.»

«Je n’avais plus qu’une idée en tête : me venger»

Gaël, 19 ans, en formation à Cayenne

«Le noir complet. C’est souvent comme ça dans certaines rues de Kourou. Sur la plage de la Cocoteraie à 23 heures, on ne voit plus rien. C’est là que je me suis fait attaquer. Un homme a basculé mon vélo en me demandant mes bijoux et mon téléphone. Je lui ai dit non plusieurs fois et ma réponse lui a déplu. Il a sorti un couteau et a essayé de me poignarder. Je me suis débattu. Il s’est loupé, mais je me suis pris un coup de couteau à la main et au bras. Il a même failli me planter le ventre. C’est là que j’ai compris que ça ne servait à rien de mourir pour des objets. Alors j’ai tout donné. Mes bijoux et mon téléphone, la rage au ventre.

«Mais pas de chance pour lui, j’avais vu son visage. Je n’avais plus qu’une idée en tête : me venger. Une agression comme la mienne, en Guyane, ça arrive tous les jours. Il y a beaucoup d’insécurité et les gens ne peuvent pas se balader avec leurs bijoux sans avoir une arme pour se défendre. C’est très facile d’en trouver ici. Pour 200 à 500 euros on trouve des pistolets comme des Glock 17 ou des P38, des [fusils à] canons sciés. Ça s’achète dans les rues. Dans tous les quartiers. L’idée est d’assurer sa protection car la police ne fait rien chez nous. C’est devenu banal, même chez les très jeunes. C’est tout ce qu’on a trouvé pour se protéger et se balader la nuit.

«Ma vengeance, je l’ai faite sans armes. J’ai expliqué la situation à mes parents en rentrant. Ils ont essayé de m’en dissuader, mais c’était trop tard. Porter plainte à la police ? Pour quoi faire ? Ça ne me rendra ni mes bijoux ni mon téléphone portable et ça me donnera une réputation de balance dans le quartier. J’ai donc retrouvé ce mec et avec des amis, on lui a très clairement fait passer l’envie de voler. On lui a cassé son bras droit. On lui a coupé ses longs cheveux. On lui a pris ses vêtements et ses chaussures. On a tout filmé pour poster les vidéos sur WhatsApp et l’humilier. Bref… on s’est vengés.»