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Zone d'expression prioritaire

Moi JEune, l’argent : «A la fin du mois, c’est mort, pas la peine de tenter»

Demandes aux parents, petits business, sites de seconde main, paris sportifs… Entre débrouille et prise de conscience, six jeunes de Seine-Saint-Denis racontent leur rapport à l’argent.

(James Albon/Libération)
Publié le 30/09/2025 à 6h23

La ZEP et «Libération»

En publiant ces témoignages, «Libération» poursuit son aventure éditoriale avec la Zone d’expression prioritaire, média participatif qui donne à entendre la parole des jeunes dans toute leur diversité et sur tous les sujets qui les concernent. Ces récits, à découvrir aussi sur ­Zep.media, dressent un panorama inédit et bien vivant des jeunesses de France. Retrouvez les précédentes publications sur Libération.fr.

Sandra, 15 ans, Le Bourget

«Plus mon petit porte-monnaie rose se remplissait, plus j’étais fière de moi»

«En cinquième, je voyais souvent sur YouTube et TikTok des vidéos de filles qui avaient leur petit business. Elles vendaient des trucs faits maison : des baumes à lèvres, des bombes de bain, des masques… Moi, j’adorais les produits de beauté et je voulais de l’argent, alors j’ai eu envie de faire pareil.

«J’ai commencé à chercher sur [le site chinois] AliExpress des packs de baumes pas chers. Oui, oui, AliExpress. Un peu cheap, mais ça faisait l’affaire. J’ai aussi pris des pochettes pour les emballer. Au total, ça m’a coûté 6 euros pour 24 baumes à lèvres. Enfin… ça a surtout coûté 6 euros à mes parents.

«Quand j’ai reçu mon colis, j’étais trop contente. J’avais mes 24 baumes à lèvres et mes pochettes. Alors j’ai lancé ma propagande. D’abord avec mes cousines, qui ont trouvé l’idée mignonne et m’en ont acheté plusieurs. C’étaient des packagings trop cute en forme d’animaux, avec des goûts de fruits, donc évidemment ça leur a plu.

«Pour faire ma pub, je prenais des photos, j’ajoutais les goûts, les prix et j’envoyais tout ça à mes copines et mes cousines. Je vendais chaque baume 1 euro, soit quatre fois ce que ça m’avait coûté ! A la récré, mes copines me donnaient de l’argent en échange de leurs baumes. Je rangeais tout dans un petit porte-monnaie rose que je gardais dans mon sac. Plus il se remplissait, plus j’étais fière de moi.

«Après chaque vente, je notais dans un carnet le nom des acheteurs, la quantité, le goût et combien d’argent j’avais reçu. J’étais hyper sérieuse. J’ai vite récupéré mes 6 euros et je me suis même fait presque 20 euros de bénéfice. Ce n’est peut-être pas énorme, mais pour une fille de 12 ans, c’était beaucoup. J’avais l’impression d’avoir réussi quelque chose, de m’être fait de l’argent toute seule, comme une grande.

«Avec ce petit pactole, je suis allée à Action avec mes cousines (le magasin préféré des filles de 12 ans). On s’est acheté plein de trucs : des slimes, des balles antistress, des snacks, des masques… J’étais trop fière d’avoir payé nos jouets avec mon propre argent.»

Yacine, 16 ans, La Courneuve

«Moi qui dois supplier pour 20 euros en France, j’avais 100 dinars sans rien dire»

«Un été en Tunisie, j’ai eu l’impression d’avoir décroché le jackpot. J’étais pété de thune, d’argent, de moula… Dites-le comme vous voulez, mais j’étais riche. C’était pendant des vacances avec mon père. A chaque sortie, je lui demandais de l’argent. D’abord 20 dinars, puis 30, 50, 100… jusqu’à 200 !

«Ça fait peut-être gosse de riche, mais j’étais au sommet. Je voulais une pizza ? Je l’avais. Une boisson ? Pareil. Un resto ? Evidemment. Et un bon resto. Celui où le serveur m’appelle monsieur et où tout est frais et fait maison.

«Quand je rentrais dans un hanout, une épicerie, je pointais du doigt ce que je voulais en lançant “je veux ça !”, et je continuais “et ça aussi !” Encore et encore. Je voyais les autres enfants acheter un ou deux gâteaux, pendant que moi, j’en avais plein les mains et la bouche. Et franchement, dans ces moments-là, je me sentais vraiment riche.

«En réalité, j’étais tombé dans un cercle vicieux : plus je dépensais, plus je demandais, et au bout d’un moment, mon père me donnait de l’argent sans que j’aie à ouvrir la bouche. C’était fou. Moi qui dois presque supplier pour 20 euros en France, là j’avais 100 dinars sans rien dire. La fortune, quoi.

«Et puis… retour à la réalité. Une fois rentré en France, pouf, plus rien. Ici, quand je reçois un billet, je dois le gérer au centime près. C’est comme ça que j’ai compris : oui, j’avais été riche… mais riche en dinars.»

Sarah, 15 ans, Drancy

«Il y a des bons moments pour demander de l’argent à ses parents»

«Pour moi, l’argent, c’est à la demande. La plupart du temps, c’est mon père qui en fait les frais. J’estime qu’il a plus d’argent que le reste de la famille, donc je me dis que ça ne lui pose pas trop de problèmes.

«Avec lui, j’ai remarqué qu’il y avait des bons moments pour demander. Le top, c’est au début du mois, vers le 10. Là, je sais qu’il a encore de l’argent sur son compte et que tous les prélèvements sont passés. En revanche, à la fin du mois, c’est mort, pas la peine de tenter.

«Pour financer mes sorties ou mes achats, j’ai développé une vraie technique. D’abord, toujours demander par message. En face-à-face, il peut hésiter. Mon message type : Papa, tu peux me passer 20 euros ? Je sors avec une copine.” Simple et efficace. Je rajoute quelques émojis pour être plus mignonne.

«Ensuite, je demande toujours des petites sommes, jamais de gros billets d’un coup. 20 euros + 20 euros + 20 euros, à la fin du mois, c’est déjà pas mal. Si tu sais bien répartir tes demandes, ça passe crème.

«Au final, c’est simple : je gère mon père comme un distributeur. Sauf qu’avec lui, pas besoin de carte. juste un petit message et un émoji bien choisi !»

Luc, 16 ans, Le Blanc-Mesnil

«Quand tu paries, tu confies ton argent à 22 joueurs»

«Mon premier pari, ça s’est fait sur un coup de tête. J’avais 15 ans, on parlait de foot et d’argent entre potes. Quelqu’un a eu l’idée d’aller au tabac et de miser. C’était juste pour le délire. On a tous mis un peu d’argent. Pour 10 euros de mise, on pouvait espérer gagner 150.

«On a suivi le match tous ensemble, au grec. On pensait vraiment toucher le gros lot. Mais regarder un match en ayant parié, c’est différent. Tu réagis à chaque action, à chaque résultat, chaque notif sur l’appli de scores en direct. T’es plus sensible, plus impliqué.

«Finalement, on a perdu. Mais ça m’a donné envie de recommencer. Ce que je cherchais, c’était l’adrénaline qui dure tout le long du match. Quand tu paries, tu confies ton argent à 22 joueurs. Tu ne maîtrises pas vraiment ton fric, mais tu te dis que c’est à toi de faire les bons choix pour avoir une chance de gagner.

«C’est surtout la Ligue des champions qui peut rapporter, si tu prends les bonnes décisions. Une fois, 30 euros misés sur Raphinha buteur à une cote de 2,36. D’autres fois, des combinés : Lewandowski, Guirassy, Haaland et Ludovic Ajorque. Mais certaines équipes sont à éviter, comme la Juventus ou même la France. J’ai même déjà misé sur un match supposément truqué en D2 brésilienne : 20 euros misés pour 120 de gains, grâce à une info d’un VIP qu’un pote connaissait.

«En général, je mets 10 euros pour 200 euros de gains potentiels. Mais l’argent ne reste jamais vraiment. Il disparaît aussi vite qu’il arrive, il s’évapore. Mon plus gros gain, c’était 450 euros en un seul ticket avec une mise de 10 euros. Le gain, ça donne une sensation de réussite. Tu te dis qu’avec l’argent récupéré, tu pourras rejouer et tenter de gagner encore plus.»

«Pour récupérer l’argent, le buraliste demande ton âge, scanne le ticket et te donne les billets. Là encore, il y a de l’adrénaline. Je suis mineur, donc c’est illégal. Des fois ça passe, des fois non. J’évite les tabacs de ma ville, j’ai peur de croiser des gens que je connais. Je préfère aller dans celui près de mon lycée. Sinon, je file le billet à un pote pour qu’il valide à ma place.

Kaina, 15 ans, Le Bourget

«Je voulais vendre mes jouets pour qu’on puisse partir en vacances»

«Quand j’étais petite, je ne pensais pas que mes parents pouvaient avoir des problèmes d’argent. Comme tous les enfants, je ne réfléchissais pas à ça. J’ai découvert ce que ça voulait dire à l’âge de 9 ans.

«Un soir, j’ai entendu mes parents discuter. Ils disaient qu’ils n’avaient pas assez pour acheter les billets d’avion pour passer les vacances en Algérie. Toute notre famille est là-bas, et moi, je voulais trop y aller. On y partait chaque année : imaginer qu’on n’y aille pas, pour moi, c’était une catastrophe.

«Alors, ils ont commencé à travailler plus, à faire des heures supplémentaires. Je les voyais moins à la maison. J’avais toujours eu ce que je voulais, donc cette discussion m’a bouleversée.

«Ce soir-là, dans ma chambre, j’ai pleuré. Il devait être 23 heures, je devais dormir pour aller à l’école le lendemain, mais je n’y arrivais pas. Je pensais à l’argent, je voulais les aider.

«Alors j’ai pris tous mes jouets. J’ai sorti des sacs, j’y ai mis mes poupées, même ma préférée : une Barbie blonde avec une robe rose et des yeux bleus comme la mer en Algérie. J’ai aussi mis des doudous, y compris celui que j’avais depuis ma naissance, un cadeau de ma grand-mère. Je ne le lâchais jamais. C’était douloureux de le mettre dans le sac. A la fin, j’ai ajouté mes coloriages de princesses Disney : Vaiana, Elsa, Blanche-Neige…

«J’essayais de faire le moins de bruit possible, mais ma mère m’a entendue. Elle est venue voir ce que je faisais. En pleurant, je lui ai expliqué que je voulais vendre mes jouets pour qu’on puisse partir en vacances. Elle m’a consolée, elle m’a dit de ne pas m’inquiéter, que c’étaient des histoires de grandes personnes.

«Au final, je n’ai rien vendu. Mais cette histoire a changé ma vision des choses. Avant, je croyais que je pouvais tout avoir et que l’argent serait toujours là. Ce soir-là, j’ai compris qu’en vrai, l’argent pouvait être cruel. Surtout quand il en manque.»

Farid, 15 ans, Aubervilliers

«Pour financer tout ça, je revends sur Vinted»

«Les sapes, c’est ce qu’il y a de plus important pour moi. Sauf que ça coûte cher. Alors j’économise. J’amasse tout ce que je peux : pour l’Aïd, j’empoche 50 euros. Pour mon anniversaire, si je compte mes parents, mes oncles et mes tantes, je peux monter jusqu’à 200.

«J’en ai au moins dix, des oncles et tantes. Je ne sais même plus combien exactement. Mais bon, 200 euros, c’est même pas deux survêts. Et moi, mon kif, c’est les survêts de marque. Under Armour, Nike, forcément. J’en ai cinq. Il y en a un tout neuf, payé cette année : 150 euros. J’ai mis 50 de ma poche, mon père a complété.

«Les autres, c’est de la récup. Je prends ceux que mon père ne met plus – il fait presque ma taille. Et mon grand cousin me prête les siens… Enfin, je fais en sorte de ne jamais les rendre.

«Pour les casquettes, direction les puces de Clignancourt, alias Clicli. C’est un peu le quartier général de la contrefaçon à Paris. J’y vais avec mon père. Là-bas, pas de carte bleue, faut du liquide. Il y a du monde, ça parle arabe partout. T’as des petites boutiques, des vendeurs à la sauvette, des trucs à la mode et d’autres plus chelous : bijoux, clopes, tout ce que tu veux.

«Moi, ce que je vise, ce sont les casquettes Gucci. En vrai, elles coûtent 200 ou 300 euros. A Clicli, tu les trouves à 20. Et encore, tu peux négocier. Elles sont bien faites. Quand je la mets, mes potes croient que c’est une vraie. Le faux, faut juste que ça soit crédible. Je regarde le design, l’étiquette, je touche pour tester la qualité, vérifier qu’elle n’est pas abîmée. J’ai l’œil maintenant.

«Pour les maillots de foot, je commande sur un site chinois, KKGoal. Les maillots sont sûrement faux mais de bonne qualité. Un maillot officiel, c’est 100 euros. Sur ce site, c’est 15. Les chaussures, c’est sur le site Nike directement. Là, je mets entre 120 et 200 euros.

«Quand je fais le calcul, une tenue complète, c’est à peu près 270 euros. Alors pour financer tout ça, je revends sur Vinted. J’y mets mes anciens survêts. En ce moment, j’en ai un à vendre. J’espère en tirer 35 ou 40 euros, alors je l’affiche à 50. Sur Vinted, ça négocie sévère. Autant que moi quand je vais à Clicli.»