En publiant ces témoignages, «Libération» poursuit son aventure éditoriale avec la Zone d’expression prioritaire, média participatif qui donne à entendre la parole des jeunes dans toute leur diversité et sur tous les sujets qui les concernent. Ces récits, à découvrir aussi sur La-zep.fr, dressent un panorama inédit et bien vivant des jeunesses de France. Retrouvez ici les précédents épisodes de «Moi JEune»
«Mieux vaut être pauvre et heureux que roi d’un royaume vide»
Robin, 21 ans, en formation, Saint-Denis (la Réunion)
«J’ai 16 ans et, comme tous les ans, je vais en vacances chez ma mère sur l’île de la Réunion. Au programme pour ma mère : boire, fumer et dormir. Ma mère est malade alcoolique. Mais, pour moi, le programme c’est charbon, car je n’ai pas un seul euro pour les vacances. Dans ma cité de La Trinité, à Saint-Denis, il n’y a pas beaucoup de débouchés ou d’occupations légales. Donc, pour ne pas faire comme les autres, je cherche du taf.
«Dès mon arrivée, je file voir un vieil ami, Mathias. Lui, son truc, c’est les petits boulots comme l’aide à la personne ou le jardinage. Je suis embauché du 3 juillet au 2 septembre. L’homme chez qui je dois tafer habite dans les hauteurs de l’île.
«La route pour y aller est pentue et sinueuse. Normal, on est sur un volcan ! Plus on monte, plus la végétation remplace le bitume. Il y a de moins en moins de petites maisons en tôle, pas de voitures garées devant les maisons. Que des portails avec des grandes allées.
«Sur l’immense portail en fer-blanc qui date de Jésus-Christ, je sonne au petit interphone. J’entends une voix plutôt jeune me dire : «Vous venez pour Monsieur Stanislas ? «Le portail s’ouvre et au bout d’une allée de 200 mètres se trouve une maison de style colonial. Je ne suis pas du tout à l’aise. C’est la première fois que j’entre dans une maison aussi grande. L’homme de l’interphone m’ouvre la porte. Il doit faire un bon mètre quatre-vingt, habillé en trois pièces bleu nuit, une paire de lunettes noires rondes et opaques sur les yeux. Il me fait visiter la maison de 220 mètres carrés sur deux étages avec jardin botanique et potager. Rien que l’entrée de la maison fait les trois quarts de l’appartement de ma mère !
«Les jours suivants, je m’occupe des tâches ménagères, de l’entretien du jardin, de la terrasse et de la chambre de l’homme. Ça ne me dérange pas d’être en quelque sorte majordome et serviteur. Sa maison est tellement grande qu’il y a de quoi faire. Mon objectif est de repartir avec au moins 350 euros en poche.
«Le soir, quand je finis enfin de travailler, j’ai l’impression de revenir dans mon monde. Les longues rues pentues, les lampadaires tordus et défectueux qui clignotent, les chiens qui gueulent, les gens qui font la fête à même la rue, l’odeur de la nourriture qui cuit dans les bas quartiers.
«Au bout de trois semaines, je m’octroie des pauses pour pouvoir fumer un peu d’herbe et boire un café. L’homme me surprend et me dit que lui aussi en fume, que ça l’aide pour ses maux de tête. Il me prend mon joint, lève ses lunettes et je découvre qu’il est aveugle.
«Vu que je suis chez lui de 8 heures à 22 heures, petit à petit, on fait connaissance. Au mois d’août, il commence à se confier. Il m’explique qu’il est aveugle de naissance. Comme moi il est né sur l’île, il a perdu ses deux parents et il a hérité de l’argent de sa famille, mais, à part cette maison et ce terrain, il n’a plus rien.
«Au début, j’étais juste intéressé par son argent, mais j’ai vite compris que sa vie n’était pas très enviable, malgré sa richesse. J’ai vite compris qu’être riche, c’était avant tout se méfier des autres, faire du tri dans les gens que l’on connaît, car il y a beaucoup de profiteurs.
Lors de mon dernier jour de travail, Stanislas m’a offert un cadeau : une bague avec une pierre noire déjà usée. Depuis, je la garde même la nuit pour me souvenir des inégalités qui existent dans ce monde. Cette bague me rappelle aussi qu’il vaut mieux être pauvre et heureux qu’être le roi d’un royaume vide, comme mon ami Stanislas.»
«Avec deux mois de travail, je tiens le reste de l’année»
Olivia, 21 ans, étudiante, Capbreton
«Avoir un job d’été, ça me permet de vivre une année : payer mes études, mes courses, mon loyer, et me faire un petit peu plaisir. Avec deux mois de travail, je tiens le reste de l’année.
«Cet été, je travaille en restauration rapide, à Hossegor [Landes]. Le patron cherchait du personnel saisonnier et comme j’ai déjà un an d’expérience là-bas, il n’a pas à me former. Je suis dans une école d’éducateurs spécialisés à Liège. Chaque année, je dois payer la totalité des frais d’inscription de l’école : 400 euros, ce qui me met vite dans le rouge. Mais je voulais y étudier car il y a des profs éducateurs qui savent ce que l’on vit sur le terrain.
«Travailler, c’est une nécessité. Mon père est décédé et ma mère est seule. Il lui est difficile de m’aider et je ne lui en veux pas. Je me suis inscrite au chômage. Je me disais qu’en ayant travaillé j’aurais peut-être le droit à une aide. Mais on me l’a refusée car je suis étudiante.
«L’été dernier, j’ai pu négocier mon salaire avec le patron. Depuis, j’ai un petit peu plus de responsabilités. Je peux aller en cuisine, à la caisse, au service, et je peux dire à mes collègues : “Est-ce que tu peux faire ça s’il te plaît ?“
«L’année dernière, je faisais cinquante-cinq heures par semaine au mois d’août. Cette année, je lui ai dit quarante-cinq heures pour cet été, parce que c’est un travail qui demande beaucoup d’efforts physiques et mentaux. L’été dernier, j’ai fait une sorte de burn-out. Je me mettais à pleurer en coupant des salades, sans raison explicable, comme si mon corps parlait à ma place. J’ai quand même continué jusqu’au 31 août, où j’ai reçu mon salaire qui avoisinait les 4 000 euros. Une mine d’or quand on est étudiante.»
«C’est mon avenir universitaire et professionnel que j’ai vu s’effondrer»
Lucas, 21 ans, étudiant, Aix-en-Provence
«Huit jours. C’est le temps que j’ai passé au boulot l’été dernier. “On est très content de toi“, “tu apprends vite“. Le responsable du magasin était juste en train de me caresser dans le sens du poil, c’était flagrant. Puis, il s’est arrêté de parler joignant ses mains et les posant sur la table qui nous séparait : “On n’a plus besoin de toi. Le Covid, tu comprends.“
«“On n’a plus besoin de toi.“ Il m’a salué et s’est éloigné dans les rayons du supermarché sans que je puisse lui répondre. Une collègue m’a interpellé, une file d’attente interminable de clients lui faisant face. Elle était seule et débordée. Je ne me suis pas retourné immédiatement, séchant mes yeux d’un revers de manche. Les clients défilaient et imposaient un rythme écrasant, ne me permettant pas de la renseigner calmement sur ce qui venait de m’arriver. A 17 heures, je suis sorti du boulot, déambulant dans les larges allées du centre commercial. J’avais l’impression d’être un fantôme. Comment pourrais-je annoncer à mes parents que je n’avais plus de boulot ? Je me sentais rabaissé, j’étais dégoûté et surtout j’avais peur de ne pas retrouver rapidement du travail.
«J’essayais de rester calme, m’imaginant galérer encore davantage l’année universitaire prochaine, faute de moyens pour me nourrir décemment tout en payant mon loyer. C’est mon avenir universitaire et professionnel que j’ai vu s’effondrer.
«Pourtant, j’avais eu l’impression que je pouvais me projeter sereinement pendant trois mois en qualité d’employé polyvalent au sein de ce supermarché. Il m’était inconcevable d’être un poids supplémentaire pour mes parents qui n’ont pas les moyens de me soutenir davantage financièrement. Lui est ouvrier, passe ses journées à se tuer sur les chantiers, et elle ne travaille pas.
«J’ai fini par apercevoir la façade de notre immeuble. J’ai gravi les étages me rapprochant de la porte d’entrée de notre appartement. Après une longue inspiration, j’ai toqué. La porte s’est ouverte sur ma mère. Nos regards se sont croisés et un silence s’est installé. Je lui ai emboîté le pas, laissant tomber mon sac sur le sol du couloir. Sous l’encadrement de la porte du salon, j’ai aperçu mon père sur le canapé, j’ai raclé ma gorge et, sur un ton monotone, je leur ai dit ces mots dont je me souviens toujours parfaitement : “C’est fini, ils n’ont plus besoin de moi, désolé.“
«Contraint de gagner de l’argent pour pouvoir continuer mes études lors de la rentrée prochaine, j’ai repris les distributions de CV et de lettres de motivation. Un peu moins de deux semaines après avoir recommencé, j’ai reçu l’appel d’une agence d’intérim pour un entretien dans un énième supermarché. J’ai signé un autre contrat à très courte durée, puis un autre, et encore un autre… Mais ça n’a pas suffi. Et cette année, je me suis rapidement retrouvé dépendant des aides alimentaires proposées par les associations étudiantes de mon campus.»
«Mon orientation professionnelle s’est enfin éclairée»
Melinda, 20 ans, volontaire en service civique, Grenoble
«“Tu es faite pour ça, continue dans cette voie !“, m’a dit mon chef au bout d’un mois de travail au foyer pour jeunes. J’avais toujours eu pour projet de travailler dans la santé et de devenir infirmière.
«Depuis mon bac, j’essayais désespérément d’intégrer une école d’infirmière. Mais il faut croire que Parcoursup ne transmet pas la motivation des étudiants… Trois ans que j’enchaînais échec sur échec. N’ayant plus d’emploi et plus d’école, j’ai essayé de trouver un petit job d’été pour dépanner financièrement.
«J’ai reçu un appel de ma belle-sœur. Elle me proposait un emploi dans un foyer d’accueil d’urgence pour enfants de 7 à 17 ans. Elle y travaillait en tant qu’agente des services hospitaliers (ASH). J’avais un contrat d’un mois, juste en remplaçante, mais j’y suis restée tout l’été !
«J’ai commencé au Charmeyran en tant que femme de ménage. Je m’occupais de l’entretien des locaux et des chambres. Je rencontrais les enfants très souvent mais j’appréhendais beaucoup de passer du temps avec les adolescents. A ma surprise, le contact est très bien passé. J’avais envie d’aller au travail tous les matins, c’était une bulle d’oxygène. Je n’avais même pas l’impression de travailler.
«Un jeune de 15 ans un peu solitaire était toujours enfermé dans sa chambre. Au bout de deux jours seulement, en fumant sa clope habituelle du matin, il est venu me parler. Il était intrigué par mon arrivée au foyer et ma coupe de cheveux le faisait beaucoup rire (j’avais des tresses violettes). “Tu travailles ici ? Mais t’es super jeune non ?“ Il pensait que j’étais une nouvelle jeune du foyer. Il s’est très vite confié à moi sur sa vie, assez difficile. L’âge a permis de créer du lien rapidement. On s’entendait très bien et on riait beaucoup.
«Je m’entendais très bien avec mon patron. Il a prolongé mon contrat. J’étais super heureuse et je suis passée maîtresse de maison. Cela m’a permis d’être encore plus en contact avec les enfants.
«En plus de l’entretien des locaux, je jouais aux cartes avec eux. J’intervenais souvent lors des disputes et des bagarres. Essayer de savoir d’où venait le problème, trouver une solution, les séparer et, le plus important : discuter avec eux. J’étais étonnée du potentiel que j’avais à apaiser les disputes. J’avoue, j’en étais assez fière. J’avais presque un rôle d’éducatrice spécialisée !
«J’ai vécu des scènes difficiles mais très instructives. Plusieurs enfants ont eu des vies traumatisantes et avaient des gros troubles psychologiques qui amenaient parfois à des crises incontrôlables. Une fois, deux filles de 8 ans devenues meilleures amies allaient être séparées car l’une d’entre elles partait en famille d’accueil. Avec la colère, celle qui restait au foyer a caillassé plusieurs fenêtres. Il a fallu au moins une heure pour qu’elle se calme. Je l’ai enlacée fort pour la canaliser.
«Les moments de joie, et parfois ceux plus compliqués, m’ont fait comprendre que je voulais travailler dans ce domaine. Mon orientation professionnelle s’est enfin éclairée : oui, éduc spé, ça me plaît, mais j’ai envie d’être sûre à 100 % de mon choix et d’y réfléchir correctement.»