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Libération
Le billet de Sabrina Champenois

Ne nous laissons pas acheter par le «live shopping»

Devenu incontournable en Chine grâce à Alibaba, le commerce en «live streaming» est une arme de surconsommation alimentée par des géants de l’industrie et animée par des influenceurs survoltés. S’il est encore peu répandu en Europe, il faut d’ores et déjà s’ériger contre ce phénomène peu vertueux.
En Chine, le «live shopping» est popularisé grâce aux confinements. Ici, à Linyi, le 13 janvier 2024. (CFOTO/NurPhoto. AFP)
publié le 13 février 2024 à 16h01

C’est le manager français de Buy Quickly, le plus gros studio chinois dédié au shopping en «live streaming», basé à Shanghai, qui parle : «Ce qu’on vit ici, ça va venir de plus en plus» en Europe. Cette prophétie, le cadre l’énonce avec un sourire gourmand, dans un reportage diffusé dimanche dans Sept à Huit, le magazine de TF1. Elle nous glace le sang. Parce que ce que donne à voir l’immersion dans un phénomène désormais incontournable en Chine (où il aurait généré plus de 300 milliards de dollars en 2021) et en progression en Asie du Sud-Est a de quoi démoraliser. Le «live shopping» est clairement une arme de surconsommation qui renvoie l’adoption de modes de consommation plus vertueux à l’égard de la planète à une blague de doux rêveur. Il suppose une société toujours plus avide d’acheter, de posséder (et de montrer ses possessions) – d’avoir plutôt que d’être, en clair.

Voix éraillées et pattes de poulet

Ce qu’on voit : des bataillons d’influenceurs qui enquillent des marathons de vente expresse en direct, devant une caméra, pour écouler des produits au rabais. Les volumes sont limités et les promos minutées, l’acheteur doit se décider illico, et les vendeurs jouent les aiguillons en harangueurs survoltés, au bord de l’hystérie, façon commentateurs de course de chevaux ou de matches de foot au moment de l’arrivée ou du but. Ils comptent simultanément les connexions à la session de shopping, commentent les ventes, répondent aux commentaires, leurs équipes interviennent pour faire monter la tension… Du téléachat interactif irrigué par le clic.

L’une des bateleuses 3.0 explique éviter de parler avant, ou de boire pour ne pas avoir d’envie pressante pendant le sprint au long cours. Tous finissent essorés, voix éraillées, on imagine un nombre astronomique de cas de burn-out. Sachant que l’offre est sans fin, du sac de marque de luxe aux pattes de poulet en passant par de l’épicerie fine, des produits frais, de l’immobilier… Et tout le pays est désormais maillé, de Shanghai à la campagne du Yunnan d’où cartonne une influenceuse-livestreameuse spécialisée dans les produits agricoles. Comme ses acolytes, cette jeune femme enjouée est rémunérée par un pourcentage sur les ventes. Certains font fortune. A en susciter un filon : des écoles de formation où tous les profils et tous les âges s’essaient au boniment survolté.

Foire d’empoigne

Le live commerce est né en 2016, quand le géant chinois du web Alibaba a lancé Taobao Live, une plateforme de streaming en direct liée à Taobao, son site dédié aux ventes entre particuliers et entre marchands et particuliers. Le succès a été tel qu’il a vite fait école, et la pandémie de Covid avec ses confinements (particulièrement raides en Chine) l’a bétonné. Même les marques de luxe, qui auraient pu a priori être frileuses de participer à ce qui a tout d’une foire d’empoigne, ont embrayé.

Jusqu’ici, l’Europe reste globalement étanche à la marée. Du côté des réseaux sociaux, dont les communautés ne peuvent qu’intéresser les marques, si TikTok a lancé (après une première tentative infructueuse) une fonctionnalité de live shopping qui marche au Royaume-Uni et qui pourrait débarquer prochainement en France, Meta (Facebook, Instagram) y a renoncé, et chez X (anciennement Twitter) un réel déploiement dans ce domaine reste pour l’heure à l’état de projet – tout juste peut-on relever le contrat signé en octobre avec l’influenceuse et entrepreneuse Paris Hilton, pour quatre programmes vidéos par an, avec des fonctions de shopping en direct. Du côté des marques, certaines en font, mais de manière qui reste ponctuelle – citons Sephora, Gemo ou encore Bouygues avec B-Live Shopping qui permet d’accéder à des sessions de ventes en ligne, en direct ou en replay. A l’heure où on croule déjà sous ces rouleaux compresseurs que sont les géants chinois du commerce en ligne Shein et Temu, as du bas de gamme et des prix défiant toute concurrence (moyennant des conditions de travail et des matières plus que douteuses), on se prend à rêver qu’une digue du bon sens (et de la décence ?) s’érige spontanément contre la déferlante, de telle sorte qu’on en reste à ces seuls balbutiements.