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#MeToo

«On ne peut rien faire, les pilotes sont tout-puissants» : des salariées d’Air France accusent la compagnie de banaliser les violences sexistes et sexuelles

Plusieurs salariées ont témoigné de violences sexistes et sexuelles au sein de la compagnie aérienne auprès de la cellule d’investigation de Radio France qui dévoile ce vendredi 14 février, grâce à des documents internes, une banalisation de ces agressions.
(Karim Daher/Hans Lucas)
publié le 14 février 2025 à 15h58

Harcèlements et agressions sexuelles banalisées, voire faisant partie de la «culture d’entreprise» d’Air France, c’est ce que révèlent de nombreux témoignages et documents exclusifs recueillis par la cellule investigation de Radio France. Parmi ces femmes qui ont décidé de témoigner, Mathilde, salariée de la compagnie aérienne depuis plus de vingt ans, relate que «les comportements sexistes font partie de – son – quotidien» et avoir «appris à faire avec».

Victime de multiples agressions par son chef de cabine lors d’une rotation Paris-Casablanca en octobre 2021, elle essaie d’alerter sa hiérarchie sur cet homme qui lui «a fait la misère». Sa supérieure n’aura pour seule réponse : «Ah bon, il s’appelle comment ? Ah, lui, avec toutes les casseroles qu’il a aux fesses, il va finir pas avoir des problèmes.» Mathilde porte plainte en juin 2022 et un policier qualifie ce qu’elle a vécu de «harcèlement et agression sexuelle». La plainte serait toujours en cours, selon le parquet de Nanterre. Mais au sein d’Air France, le dossier a été classé sans suite. Une source proche de la direction de la compagnie justifie auprès de Radio France que l’entreprise n’a pas à «se substituer aux services de police».

Parmi les femmes entendues par la cellule investigation de Radio France, l’une raconte avoir été dissuadée par la direction de porter plainte. Ses supérieurs lui ont dicté une phrase à écrire à la fin de la lettre d’excuse de son agresseur, un steward : «Je déclare accepter les excuses de monsieur.» Un engagement qui protégerait la compagnie de poursuites à l’encontre de l’employé et de l’entreprise. «Or dissuader une victime de porter plainte est puni par le code pénal de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende», souligne l’avocate de l’hôtesse de l’air. Une autre victime raconte que selon elle, «agressions et harcèlement, c’est une culture d’entreprise, connue et valorisée. Moi, de façon très ordinaire, je me suis fait toucher, tripoter, insulter, traitée de “pute”».

«Contexte de permissivité»

La compagnie aérienne jure prendre très au sérieux la question des violences sexistes et sexuelles. Dans une vidéo diffusée en interne aux 40 000 salariés de l’entreprise en juin 2022, Anne Rigail, la directrice générale d’Air France, affirme que les victimes doivent être «considérées» et que le règlement de la compagnie doit «s’appliquer sans complaisance». Un discours qui sonne faux, notamment après un rapport d’audit daté de septembre 2024, commandé par le Comité social et économique d’Air France et consulté par la cellule investigation de Radio France. «Selon ce rapport, les victimes de violences sexistes et sexuelles gardent le silence par “peur” que “leur signalement ne soit pas pris au sérieux”», observe le média. Le même rapport met en lumière que près de la moitié des personnels navigants qui opèrent sur longs courriers considèrent que leurs relations avec les pilotes sont gênantes ou très gênantes, concluant même à un «statut de toute-puissance des pilotes», «entretenu par la direction» dans un «contexte de permissivité vis-à-vis des actions les plus graves et les plus condamnables».

Du côté des pilotes, la reconnaissance de la parole des victimes est encore loin. Carl Grain, président de la section Air France au syndicat national des pilotes de ligne (SNPL), affirme à Radio France que son syndicat n’a pas signé la charte anti-harcèlement de l’entreprise car «elle n’est pas adaptée à notre vie de nomades. On a des principes fondamentaux dans notre société, comme la présomption d’innocence». En décembre 2024, une commission a réuni des représentants des pilotes. Selon le compte rendu, ils déclarent qu’ils «souffrent» et sont «traumatisés» par des enquêtes qui selon eux «traînent en longueur». La personne en charge des questions de harcèlement pour les pilotes parle des victimes de façon assez surprenante : elle affirme que 80 % des salariés qui font un signalement sont des «low performers – salariés peu performants – qui font ça pour se protéger».

Pourtant, les témoignages à l’encontre des pilotes ne viennent pas que d’hôtesses de l’air. Lucie, commandant de bord, raconte elle aussi avoir été victime de ses collègues, étant pourtant leur supérieure hiérarchique. «A chaque fois que j’ai subi ce genre d’événement, j’ai signalé les faits à la direction, mais il n’y a jamais de sanction. Je suis même allée voir Anne Rigail en personne, récemment, pour l’alerter sur la situation. Mais rien ne bouge. On ne peut rien faire. Les pilotes sont tout-puissants.»

Des demandes de formation

Deux syndicats ont pris la parole pour dénoncer l’immobilisme de la compagnie face à ces situations. Depuis 2021, le Syndicat national du personnel navigant commercial alerte la direction d’Air France par des courriers. Ceux-ci ont également été consultés par la cellule investigation de Radio France et évoquent la «banalisation» de comportements qui peuvent amener à des situations «dramatiques» et mettre en cause «la sécurité des vols».

Le président du syndicat Alter, Benjamin Roy, lui-même pilote, rappelle à Radio France que plusieurs témoignages de femmes pilotes victimes «de faits de sexisme, de harcèlement sexuel» avaient déjà été collectés en 2021. «On s’est alors dit que tous les pilotes auraient besoin de formation. Et on a réclamé des rencontres à la direction d’Air France. Ils nous ont répondu qu’ils prenaient le sujet au sérieux, mais pour l’instant, la seule chose qu’on a obtenue, c’est… une fresque.» Une affiche présentant des scènes de sexisme ordinaire a été exposée pendant plusieurs mois dans les espaces réservés au personnel à Roissy et à Orly, jusqu’en 2023. Air France affirme de son côté que 20 000 salariés ont suivi des formations relatives au harcèlement en 2023 et 2024.