L’affaire est de celles qui restent, de celles qui portent le nom de la victime. Jeudi et vendredi, le tribunal correctionnel de Lyon se penche sur l’affaire Geneviève Legay, porte-parole d’Attac gravement blessée lors d’une charge policière, en mars 2019 à Nice (Alpes-Maritimes). Fait rare : ce n’est pas le fonctionnaire qui a commis les violences aggravées, mais son supérieur qui est renvoyé devant la justice. En l’espèce, le commissaire Rabah Souchi, 54 ans. Autorité civile à la tête du dispositif au moment des faits, il est celui qui a ordonné la charge. L’affaire marquera d’autant plus qu’elle a pris les contours d’une triste caricature : celle de la négation de la violence policière par le pouvoir politique, sur fond de mélange des genres. En effet, le président de la République, Emmanuel Macron, puis le procureur de Nice, avaient assuré qu’il n’y avait pas eu de contact entre les fonctionnaires et la septuagénaire. Les images disponibles en source ouverte prouvaient pourtant le contraire, relevait CheckNews.
Le samedi 23 mars 2019, Nice attend la visite du président chinois, Xi Jinping. Des interdictions de manifester dans le centre-ville sont donc prises par la préfecture, d’autant que depuis plusieurs mois la France voit jaune tous les week-ends. Quelques dizaines de personnes bravent (ou ignorent) ces restrictions et se réunissent, dans la matinée, sur la place Garibaldi. Parmi elles : Geneviève Legay, gilet jaune et drapeau «Paix» aux couleurs de l’arc-en-ciel.
A 11h10, le commissaire divisionnaire Rabah Souchi, plus haut gradé sur le terrain, reçoit l’ordre de ses supérieurs en salle de commandement de disperser la foule, d’après son compte rendu. Un peu plus d’une demi-heure plus tard, une charge des policiers de la compagnie départementale d’intervention (CDI) fait chuter Geneviève Legay, selon les images de vidéosurveillance versée à l’enquête judiciaire. La tête de la manifestante heurte le sol, occasionnant fractures et hémorragie crâniennes. Elle séjournera près de deux mois à l’hôpital ; son préjudice est évalué par un médecin à quatre mois d’incapacité totale de travail. Aujourd’hui, Geneviève Legay explique ne pas avoir retrouvé l’odorat, ni certains goûts, et souffrir encore d’une perte de l’audition et de troubles de l’équilibre.
«Un commissaire dangereux»
D’après l’un des officiers de gendarmerie présents sur place, et qui a refusé d’engager son escadron de gendarmes mobiles dans la manœuvre du commissaire Souchi, cette charge était «en totale disproportion et nécessité face à une foule calme. Elle est instantanée, brutale et violente.» Un autre militaire déclarait en audition : «Pour moi [le commissaire] se retranchait derrière le prononcé des sommations pour mettre fin à toute discussion sur l’opportunité d’employer la force.» Une troisième décrit «un commissaire dangereux», qui lui avait, le jour des faits, expliqué que les gendarmes mobiles n’étaient là que pour obéir à ses ordres et «triquer» les manifestants. Plus réservé, un supérieur du commissaire le décrivait, au cours de l’enquête, comme quelqu’un «d’engagé, de déterminé, avec également “le caractère rugueux et un peu direct”.»
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Rabah Souchi est renvoyé devant le tribunal correctionnel pour avoir «par ordre […] provoqué à l’infraction ou donné des instructions pour commettre l’infraction de violence par dépositaire de l’autorité publique […] ayant entraîné une incapacité totale de travail de plus de huit jours», écrivent les juges d’instruction dans leur ordonnance. Ces derniers ont par ailleurs estimé que le major Michel V., qui a fait chuter Geneviève Legay en la poussant, ne devait pas être renvoyé devant le tribunal. Car au moment de l’action, «les ordres donnés par [le commissaire Souchi] n’apparaissaient pas manifestement illégaux, raison pour laquelle le major V., exécutant dudit ordre, n’a pas été mis en examen. […] En effet, si des investigations ont été nécessaires pour comprendre les circonstances des faits et qualifier l’ordre de charger, c’est que son caractère légal ou illégal n’était par conséquent pas manifeste.»
«Dossier archétypal»
Cette affaire a mis en lumière d’étonnantes pratiques du procureur de la République de Nice d’alors, Jean-Michel Prêtre. Celui-ci avait d’abord confié l’enquête à la sûreté départementale des Alpes-Maritimes, qui comptait parmi ses responsables… la compagne de Rabah Souchi, avait révélé Mediapart. Le magistrat avait également reconnu avoir menti, en conférence de presse, pour soutenir la version erronée du président de la République, selon laquelle Geneviève Legay n’avait pas chuté à cause des policiers. Le dossier avait finalement été dépaysé à Lyon, ce qui explique qu’il y soit jugé en cette fin de semaine.
Pour Arié Alimi, avocat des parties civiles, dont Geneviève Legay, il s’agit d’un «dossier archétypal de la brutalisation du maintien de l’ordre pendant les gilets jaunes, souvent due à l’autorité civile». En marge de l’audience de jeudi, une journée est d’ailleurs organisée par Attac pour faire «le procès des violences policières». Plusieurs personnalités et collectifs prendront part à des tables rondes à la Bourse du travail de Lyon. Quant au seul prévenu de ce dossier, il a continué d’exercer à Nice depuis les faits, et jusqu’en décembre ; date à laquelle il a annoncé à ses troupes son départ de la police nationale. Selon Nice-Matin, il est pressenti pour rejoindre la police municipale de la ville.