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Justice

Appels d’offres suspects : huit hauts gradés des «opex» français jugés pour favoritisme

La justice estime que les appels d’offres pour le transport des soldats chargés des opérations spéciales et de leurs équipements ont été passés de manière irrégulière. Un procès s’ouvre ce lundi 9 septembre pour huit militaires et une entreprise de location de cargos.
Un Antonov An-124-100 décollant de l'aéroport de Barcelone, en Espagne, le 25 mars. (Urbanandsport/NurPhoto.AFP)
publié le 9 septembre 2024 à 7h09

La grande muette va devoir s’expliquer au prétoire. A partir de ce lundi 9 septembre s’ouvre devant la 32e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris un procès assez exceptionnel. Huit militaires issus du Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA) et du Commandement des opérations spéciales sont jugés pour favoritisme, et l’un d’entre eux pour corruption. Ils vont devoir s’expliquer sur la manière dont ont été passés, de 2011 à 2015, des appels d’offres pour le transport des militaires et de leurs équipements sur le théâtre d’opérations extérieures. Ce que le ministère des Armées appelle dans son jargon les «opex». Pour la période concernée, il s’agit essentiellement des missions en Afrique dans le cadre du dispositif Barkhane ou en Afghanistan où sont présents des contingents de soldats français.

L’armée hexagonale ne possède pas d’avions adaptés pour transporter à la fois plusieurs centaines de militaires et leurs équipements, les véhicules blindés par exemple. Il faut donc affréter des avions militaires cargos. Deux solutions s’offrent alors à l’état-major : utiliser un contrat global passé par l’Otan pour les Etats membres ou alors choisir son propre prestataire. Le ministère des armés choisit en fait les deux options de manière à ne pas dépendre d’un seul fournisseur. Une société française, International Chartering Systems (ICS), est donc retenue pour louer les avions nécessaires.

Plus de 16 millions d’euros de surcoût

C’est précisément ce choix qui marque le début de l’affaire aujourd’hui jugée par le tribunal correctionnel. En 2016, la Cour des comptes prépare un rapport sur le coût des «opex» et elle reçoit alors des courriers anonymes laissant entendre que les appels d’offres passés auprès de la société ICS sont irréguliers. Il semblerait, sans que ceci puisse être formellement vérifié, que les signalements non identifiés proviennent d’un salarié d’ICS licencié. La Cour des comptes choisit alors d’utiliser l’article 40 du code de procédure pénale qui impose à un fonctionnaire ou un service de l’Etat informé de faits délictueux de saisir la justice.

Le Parquet national financier ouvre alors une enquête préliminaire confiée à la section de recherche des gendarmes de Paris. Après une série de perquisitions et de gardes à vue, ils établissent qu’ICS a bénéficié d’étranges avantages comme des informations confidentielles sur les marchés d’affrètement. En outre, les résultats de l’appel d’offres ont grossièrement été modifiés au stylo rouge afin de faire apparaître ICS comme mieux disant. Pire encore, l’ancien chef d’état-major du CSOA va se faire embaucher par le prestataire ICS qui jusqu’à présent n’a jamais recruté un seul militaire. L’enquête menée par le Parquet national financier évalue à 16,3 millions d’euros le surcoût payé par l’armée française compte tenu de ces appels d’offres irréguliers.

«Déclarations lacunaires»

Libération a contacté chacun des dix prévenus : huit militaires et deux dirigeants d’ICS. La plupart d’entre eux n’ont pas donné suite. Arnaud Claret, l’avocat de l’entreprise et de son directeur général, estime que «l’armée française ne souhaitait pas dépendre uniquement de l’Otan pour ses affrètements d’avions, d’où le choix de la société ICS». Myriam Mayel, l’avocate d’un membre du service achat, relève que son client pas plus que la plupart de ses collègues «n’est coupable d’enrichissement personnel» dans cette affaire. Reste le cas du colonel du CSOA qui a été embauché par ICS. Normalement, ce type de recrutement doit d’abord être approuvé par une commission de déontologie. Interrogé par Libération, le ministère des Armées indique que l’intéressé a déposé son dossier devant la commission de déontologie sur la base de «déclarations lacunaires […] ne correspondant pas à la réalité de ses fonctions». Ce qui lui aurait permis de recevoir l’aval de son ministère.

En 2017, Florence Parly, la ministre des Armées, prend connaissance de l’affaire des appels d’offres et rompt le contrat avec ICS, qui a en partie été récupéré par la société Bolloré Logistics. Le procès doit durer deux semaines et les prévenus risquent deux ans de prison et 200 000 euros d’amende pour favoritisme. Celui qui est poursuivi pour corruption encourt dix ans de réclusion.