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Justice

Au procès de Bagui Traoré, le spectre de la mort de son frère Adama

Devant la cour d’assises de Pontoise, la famille Traoré fait bloc derrière un des frères accusé pour les violences urbaines qui ont suivi le décès d’Adama. Elle dénonce un «acharnement judiciaire» à son encontre.
Florian Lastelle, l'avocat de Bagui Traoré, en compagnie de la sœur du prévenu Assa Traoré, devant la cour d’assises de Pontoise (Val-d’Oise) lundi. (Alain Jocard /AFP)
publié le 24 juin 2021 à 6h00

«Je suis là en tant que sœur de Bagui mais aussi en tant que sœur d’Adama, dit calmement Assa Traoré à la barre de la cour d’assises de Pontoise (Val-d’Oise). Dans quelques jours, cela fera cinq ans que tout a commencé ici.» Le 19 juillet 2016, Adama Traoré meurt à la caserne de Persan, après avoir été arrêté par les gendarmes en compagnie son demi-frère Bagui Traoré. Quelques heures plus tard, Beaumont-sur-Oise, leur ville d’origine, s’embrase. Les émeutes durent trois nuits, au cours desquelles les forces de l’ordre essuient des tirs d’armes à feu au milieu des affrontements de rue.

Depuis lundi et pour trois semaines, Bagui Traoré et trois autres personnes comparaissent donc pour tentative de meurtre en bande organisée sur personnes dépositaires de l’autorité publique – plus de 70 gendarmes se sont portés parties civiles. Devant la cour, les membres de la famille Traoré ont dénoncé en chœur l’«acharnement judiciaire» à leur encontre lié à l’affaire Adama, devenue symbole de la lutte contre les violences policières et dont le spectre plane sur l’audience.

L’accusation soupçonne Bagui Traoré d’avoir organisé les attaques qui ont visé les forces de l’ordre. Celui-ci nie totalement les faits. Sa mère, qui craque à la barre : «Bagui n’a rien fait.» Elle raconte que son fils est rentré à minuit et demi de garde à vue et qu’il a alors appris le décès de son frère. «Il était en pleurs, il est tombé dans les pommes», explique-t-elle. Dès le lendemain, son grand frère Lassana Traoré arrive à Beaumont-sur-Oise pour «veiller sur la famille effondrée» et particulièrement sur Bagui, «jumeau» de cœur d’Adama. «J’étais en permanence avec lui pour ne pas qu’il lui arrive quelque chose, raconte Lassana avec un ton assuré. Mon rôle principal a été qu’il ne se passe pas un autre drame pour notre famille mais aussi pour tous les jeunes du quartier.»

«Acharnement»

Il affirme avoir appelé au calme et intimé aux jeunes de rentrer chez eux. «Ça a pété à Beaumont, à Persan, à Champagne, à Bruyères. Mon frère ne pouvait pas être partout, tonne Lassana. Ces jeunes avaient du chagrin, de la peine, ils ne savaient pas quoi faire pour revendiquer leur colère. Je déplore qu’ils aient brûlé des voitures, cela a été terrible pour nous. Ces émeutes nous ont dépassés tout comme elles ont dépassé les forces de l’ordre […] C’est trop facile aujourd’hui de dire qu’on est responsables de tout ce qui a pu se passer dans ces villes.»

«Est-ce que vous pensez que l’affaire qui nous occupe peut fragiliser le dossier de la mort d’Adama ? Que si on dit que la famille Traoré a pris les armes, c’est de nature à compromettre le statut de victime que vous revendiquez ?», demande Me Joseph Hazan, un des avocats de la défense. «Oui, et surtout le statut de témoin principal de Bagui dans l’affaire Adama», répond Lassana. Il situe le début de l’«acharnement» à l’encontre de Bagui Traoré «à partir du moment où [la famille] s’est aperçue qu’il y avait des incohérences dans l’affaire de la mort d’Adama».

L’avocate générale tique : «Bagui Traoré n’est en détention provisoire dans ce dossier seulement depuis mars 2021, il était avant enfermé pour d’autres condamnations, certaines pour lesquelles il a fait appel et d’autres non.» Le jeune homme a un long passé judiciaire, avec un premier emprisonnement dès ses dix-huit ans. A la barre, sa famille dresse le portrait d’un enfant «traumatisé» par le décès fulgurant de son père, pilier de la famille, quand il avait six ans. Cette perte renforce alors «la solidarité» entre eux mais déstabilise leur existence. La mort d’Adama, avec qui il était «extrêmement fusionnel», a «réactivé des angoisses infantiles venant de nouveau le fragiliser dans son rapport au monde extérieur», estime l’enquêtrice de personnalité.

«Les rôles se sont inversés»

L’experte souligne d’ailleurs que Bagui a d’abord refusé de se livrer à l’entretien dans le cadre de cette procédure par «manque de confiance dans le système judiciaire» et «dans l’impartialité que toute démarche attenante à la justice pouvait avoir» à la suite de la mort de son frère. «Il ne mange pas les repas fournis par la prison car il est persuadé qu’on va l’empoisonner parce que les gendarmes ont tué son frère : il n’a plus confiance en personne», souligne Me Frank Berton, un de ses conseils. «Je suis victime de mon passé, de mon casier judiciaire assez chargé et du fait que je fasse partie de la famille Traoré qui est devenue un bouc émissaire pour l’institution judiciaire», a déclaré Bagui Traoré à l’experte psychologue. En dénonçant au passage une «justice à deux vitesses», «impuissante» dans l’enquête sur le décès d’Adama Traoré.

«Depuis cinq ans quand je vais voir mon petit frère au parloir, il pleure et me dit qu’au moins Adama est tranquille là où il est, qu’il a envie d’aller le rejoindre. Il ne comprend pas pourquoi il est là alors qu’il est innocent, se désole Assa Traoré. Aujourd’hui, quand je vois cet acharnement envers ma famille, j’ai envie de rappeler que c’est nous qui avons perdu quelqu’un. Cinq ans après, les rôles se sont inversés et je me retrouve à la barre en tant que coupable et non en tant que victime.» Elle regrette que ce procès ait lieu pour tentative de meurtre sur des dizaines de gendarmes alors que la mort de son frère n’en a pour l’instant pas fait l’objet. «J’ai l’impression que la vie de mon frère vaut moins que celle des gendarmes parties civiles dans ce procès.»