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Justice

Au tribunal, le magazine anticarcéral «l’Envolée» se bat contre sa «censure» par l’administration

Estimant certains articles «diffamatoires», la direction de l’administration pénitentiaire a interdit la diffusion du biannuel, composé notamment de témoignages de détenus. Une décision contestée par le média devant le tribunal administratif, ce vendredi 15 novembre.
A la prison de Villepinte, en avril 2024. (Layli Foroudi/Reuters)
par Romain Zanol
publié le 16 novembre 2024 à 6h36

Les membres de l’Envolée étaient cinq à se présenter au tribunal administratif de Paris, aux alentours de 10h45, vendredi 15 novembre au matin. Sur les visages, la tension et la résignation de ceux qui ont peu d’espoir. L’un d’eux, Serge (il ne souhaite pas donner son nom), distribue un communiqué écrit par l’association qui le confirme. On y lit : «Inutile de dire que l’Envolée ne se fait guère d’illusions sur [l’]issue [de l’audience].» Celle-ci oppose la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) du ministère de la Justice au journal anti-carcéral fondé en 2001. L’Envolée se veut un porte-voix pour les prisonniers et prisonnières qui luttent contre leur sort «mais seulement pour ceux qui nous écrivent, précise Serge. On ne veut pas parler au nom de ceux qui ne nous le demandent pas». Un relais biannuel «entre l’intérieur et l’extérieur», distribué gratuitement aux détenus abonnés. A l’intérieur : des témoignages de prisonniers sur leur quotidien, leurs conditions d’incarcération et parfois les injustices subies. Autour de ces lettres s’articulent différents textes, rédigés par la quinzaine de membres de l’association, sur des sujets variés. Des articles qui ne plaisent pas forcément à la DAP.

Ainsi, en janvier 2021, juin 2022 et janvier 2023, la direction de l’administration pénitentiaire a successivement décidé d’interdire la diffusion des numéros 52, 55 et 56 dans l’ensemble de ses établissements. La DAP considérant certains de ces textes comme «diffamatoires à l’encontre de l’administration pénitentiaire» et étant «de nature à engendrer un retentissement important auprès des personnes détenues». Dans le viseur de l’administration notamment : un article relatant le décès par asphyxie en 2016 de Sambaly Diabaté, en détention, et pour lequel quatre surveillants ont été condamnés, plus de cinq ans plus tard, à des peines de prison avec sursis.

«Ça ne nous empêchera pas de continuer»

En réponse à ce que l’Envolée qualifie de «censure», le journal dépose deux requêtes devant le tribunal administratif demandant l’annulation des décisions d’interdiction de diffusion des numéros 55 et 56 (la première en juillet 2022, la seconde en mars 2023). Le ministère de la Justice disposait de deux mois pour répondre. Il aura pourtant fallu attendre le 7 octobre 2024 pour que le tribunal administratif de Paris reçoive un mémoire en défense de la part de la Chancellerie, demandant le rejet des requêtes de la revue.

La direction de l’administration pénitentiaire n’a toutefois pas pris la peine d’envoyer un représentant à l’audience. Alors que le rapporteur public soliloque sur les jurisprudences dans des affaires semblables, les membres de l’Envolée secouent la tête et lèvent les yeux au ciel régulièrement. En définitive, le rapporteur public adopte la position de l’administration, estimant les articles «diffamatoires» et soulignant qu’ils sont de nature à générer des troubles dans les établissements pénitentiaires. Tout en rappelant qu’il n’y a aucune atteinte à la liberté d’expression, puisque la publication est interdite seulement dans les prisons, et pas à l’extérieur. L’arrêt de diffusion devrait donc être maintenu, selon le rapporteur.

Pour l’Envolée, représentée par Me Emilie Bonvarlet, les arguments ne tiennent pas, car si l’administration assure avoir porté plainte pour diffamation, aucune juridiction ne s’est pour l’heure prononcée en ce sens. «L’administration pénitentiaire se permet d’être juge et partie», déclame l’avocate. L’audience se termine sur les déclarations de la représentante de la revue, prenant à partie la présidente : «Ne [les] laissez pas porter un coup fatal au “penser la prison” et à la “pensée en prison” L’affaire a été mise en délibéré.

Dans la cour du tribunal, les membres de l’Envolée digèrent l’audience autour d’une cigarette. Elle a donné peu d’espoir, mais Serge affirme pourtant qu’ils ne sont pas résignés : «L’administration pénitentiaire a bien réussi son coup. Mais tant pis, ça ne nous empêchera pas de continuer à relayer la parole des personnes emprisonnées.» Et même s’ils n’attendent rien du procès, ils «trouvent ça bien d’avoir pu dénoncer la censure», poursuit le militant, car «ce qui compte, ce n’est pas tellement l’Envolée, mais plutôt les détenus et leurs conditions de vie».