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Libération
A la barre

Aux assises du Bas-Rhin, la nounou affolée, le bébé «amorphe» et le «mauvais geste»

A l’issue d’une audience éprouvante et d’un délibéré expéditif, Vanina Reysz, assistante maternelle de 44 ans, a été condamnée à douze ans de réclusion criminelle pour la mort d’Hugo en 2013. Elle a toujours soutenu avoir secoué le bébé de six mois «pour le ranimer».
(Sandrine Martin/Liberation)
publié le 27 juin 2024 à 7h17

On les reconnaît tout de suite dans la salle remplie de stagiaires de seconde – que le président Antoine Giessenhoffer a d’emblée prévenus qu’il ne fallait pas moufter – et d’une foule d’anonymes. Assis au premier rang, épaule contre épaule, ils sont jeunes et beaux. Le chagrin a creusé sur leur visage les mêmes fossés, ils ont les mêmes ombres sous les yeux, les mêmes stigmates des nuits sans sommeil. La psychologue qui les a rencontrés en 2016 a dit d’eux qu’ils «n’arrivaient pas à faire leur deuil». Dans son rapport, elle a indiqué que Nathalie – qui travaillait dans les vignes – était «dans une posture de grande colère et de grande douleur». Quant à Lionel, maître pâtissier, il se trouvait dans une «forme de conditionnement» et «se retenait de ne pas péter les plombs». «Faire son deuil, c’est un passage du réel vers le symbolique, avait-elle précisé. C’est réussir à prendre de la distance, non pas par rapport à l’enfant, mais aux affects». L’enfant s’appelait Hugo. Il avait sept mois quand il est mort.

Ce 22 octobre 2013, le chef des urgences pédiatriques du CHU de Strasbourg a expliqué à Lionel et Nathalie qu’il n’avait rien pu faire pour le ranimer. Avant de les laisser se recueillir auprès du petit corps inerte, il les a tout même prévenus qu’il y aurait une autopsie. Ce n’était pas normal, ce sang au fond de l’œil. Hugo est né le 23 mars 2013. Il était le premier enfant. Le premier petit-enfant, aussi, d’une grande famille. Au début, Lionel avait une trouille monstre de ne pas savoir comment faire. Son père était mort d’une crise cardiaque quand il avait 4 ans, il n’avait jamais eu de modèle. Mais dès qu’Hugo est arrivé, c’est le ravissement qui l’a emporté. Le couple est resté béat devant ce bébé tout blond, tout calme et souriant. Il s’est laissé porter par la «mécanique du bonheur que rien ne devrait arrêter», comme dit joliment Pascal Créhange, leur avocat. Quelques jours après que le cercueil blanc a disparu sous terre, un gendarme leur a téléphoné. «Il faudrait que vous veniez demain à la première heure. La nourrice a secoué votre enfant. Vous devez porter plainte.»

«Le cœur s’est arrêté»

Pendant dix ans, Lionel et Nathalie ont reçu «des petits bouts de procédure» dans leur boîte aux lettres, des conclusions, des rapports, des demandes de compléments d’expertises. A la barre de la cour d’assises du Bas-Rhin, ils trouvent que la psychologue a raison : ils n’ont pas «fait leur deuil». Ils sont encore dans cette salle du CHU où le médecin est entré «par la porte de gauche», où ils se sont «assis à droite», où ils ont entendu : «Le cœur s’est arrêté.» Ils sont encore en train de donner un dernier bain à un bébé sans vie dans le décor froid d’un hôpital. Lionel pleure souvent. Nathalie s’est mise aux jeux de rôles. Pendant quelques instants, elle devient une autre. Elle n’arrive plus à prendre de décisions, ça lui fait trop peur. La dernière, c’était de confier Hugo à une assistante maternelle agréée qui lui avait fait très bonne impression.

Vanina Reysz, 44 ans, passe un mouchoir sur ses joues rouges. Elle comparaît libre – après deux mois de détention provisoire en 2013 – pour «violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner». Elle encourt jusqu’à trente ans de réclusion criminelle. Il s’agit de l’un de ces procès estampillés «bébé secoué», ceux où l’on plonge au cœur de l’imperceptible, où l’on tente d’élucider d’infimes lésions, où l’on oscille entre la volonté de protéger un enfant et le vertige de condamner un innocent. A chaque fois, il est question d’un hématome sous-dural, de soupçons et de controverses. Ici, la défense – Mes Charlotte Barby et Eric Amiet – se réfère à un ouvrage écrit par un neuropédiatre dénonçant «des diagnostics par excès et des erreurs judiciaires». De son côté, le président a fait valoir une décision du Conseil d’État qui rejette une révision des recommandations de la Haute autorité de santé (HAS) en matière de détection du syndrome du bébé secoué (SBS) et considère qu’il n’y a pas d’atteinte à la présomption d’innocence. «Ces procès ne sont pas comme les autres, résume Me Créhange. Ils sont intenses et d’une infinie tristesse.»

Il a raison, les murs dégoulinent de larmes et, dans les couloirs à grandes verrières, lors des suspensions, deux familles trimballent leur souffrance jusqu’à la machine à café. Elles se croisent sans se parler, s’étreignent dans des recoins opposés et rentrent à nouveau dans la salle. Pendant deux jours, Vanina Reysz a répété aux jurés : ce 22 octobre, elle a accueilli Hugo à 7h30 dans sa maison de Marlenheim. Le nourrisson a bu son biberon et il a fait deux rots «bizarres». Couché sur un matelas posé au sol (le lit parapluie était cassé), il pleurait. Elle s’est absentée quelques instants mais à son retour, Hugo était devenu «amorphe», «comme une poupée de chiffon». Du lait sortait par son nez. Prise de panique, elle l’a «secoué fortement», «sans tenir sa tête». Avant d’appeler le Samu à 8 h 35. «J’ai eu un mauvais geste, pleure-t-elle. Oui, je l’ai secoué. Mais c’était pour le faire revenir à lui. Pas pour lui faire du mal.»

Trois traumatismes sur l’enfant

Sauf que ça ne colle pas, avaient déjà répondu les gendarmes, lors de sa seconde garde à vue, en décembre 2013, après que le légiste a rendu son rapport. Il a mis en évidence trois traumatismes sur l’enfant. Le premier serait dû à un secouement survenu vers le 7 octobre. Le second à un choc à la tête. Le troisième correspond au dernier épisode de secouement, «très violent», qui a été fatal. Face aux enquêteurs, Vanina Reysz a alors changé de version. Elle a ajouté qu’elle avait fait un malaise ce 22 octobre et avait posé Hugo in extremis sur le matelas. Dans sa chute, la tête du bébé aurait pu heurter le mur. «Qu’est-ce qui fait qu’on doit vous croire aujourd’hui ?», la houspille Antoine Giessenhoffer qui mène les débats tambour battant, d’un ton inutilement cassant. Face à lui, Vanina Reysz est un mélange de sanglots et de distance, de responsabilité à moitié encaissée – «A cause de moi, Hugo n’est plus là» – et de regards lointains.

Elle trouve que le sort s’acharne. Il y a encore trois mois, elle était assise du côté des parties civiles au procès de l’attentat du marché de Noël de Strasbourg. Le 11 décembre 2018, «un homme en noir» l’a bousculée. En se retournant, elle a vu Fabrice, son «coup de foudre» lorsqu’elle avait 17 ans, le père de ses deux enfants, tomber au sol. Touché d’une balle au visage, il s’en est miraculeusement sorti. Depuis des années maintenant, les dossiers cheminent côte à côte. Dans l’un, elle est victime, dans l’autre elle est accusée. Entre les deux, elle a tenté de reprendre le cours de sa vie, de passer des examens d’assistante dentaire. Les résultats tomberont en juillet, glisse-t-elle. Sans savoir si elle les recevra chez elle ou en prison. A l’époque de la mort d’Hugo, Vanina Reysz «s’occupait de tout». Elle faisait le grand ménage «tous les mercredis et vendredis», elle rangeait les chambres, elle essuyait la moindre goutte d’eau sur le rebord de l’évier. Elle avait obtenu l’agrément pour devenir assistante maternelle en août 2012, ce qui lui permettait de rester avec ses enfants. En plus, elle gardait Adrien, quinze mois. Et Hugo, arrivé en septembre.

La vie de l’accusée est un peu comme son intérieur : très bien rangée. Ses proches la décrivent comme «serviable», «bienveillante», entièrement dédiée à sa famille. La mère d’Adrien répète qu’elle était «toujours calme, souriante». Son neveu ne l’a jamais entendue hausser la voix alors que «ce n’est pas les occasions qui ont manqué». Les seules aspérités remontent à loin. Elle a raté son bac, planté ses études de sociologie et quand elle est brièvement devenue aide à domicile, on ne peut pas dire qu’elle ait laissé un souvenir impérissable à ses employeurs : «Pas fiable et souvent absente.» Sans lâcher son mouchoir, elle martèle qu’elle ne sait pas ce qui a pu se passer début octobre. Le premier épisode de secouement a pu être daté par les experts parce que ce jour-là, la nounou a prévenu Lionel qu’Hugo allait mal. Le bébé a ensuite vomi de façon impressionnante dans la salle d’attente du médecin. Mais la seule fois où Vanina Reysz a eu un «mauvais geste», c’était le 22 octobre, maintient-elle. Et uniquement «pour le ranimer».

Un délibéré expéditif

A la barre, Jean-Sébastien Raul, professeur de médecine légale – qui est intervenu dans «250 à 300 dossiers de bébés secoués» et a participé à la rédaction des recommandations de la HAS – tient un poupon à la tête flageolante. Dans le cas d’Hugo, le degré de violence est estimé à «au moins 7 sur 10» ce qui a «modifié immédiatement le comportement de l’enfant» et créé un état «de mort apparente», montre-t-il. Ni une chute de Vanina Reysz, ni des manœuvres pour secourir l’enfant n’auraient pu causer des lésions telles que l’hémorragie rétinienne. Caroline Rey-Salmon, pédiatre, abonde. Elle a cherché d’autres causes possibles – «infectieuses, déshydratation, pathologie de la coagulation, pathologie métabolique» – mais il ne peut s’agir que d’un «secouement violent» survenu «après son biberon, sinon il n’aurait pas pu le prendre». Pour que la cour se fasse une idée, elle ajoute : «Quelqu’un qui assisterait à la scène dirait : ‘Arrête, tu vas tuer cet enfant’». Aux yeux de l’accusation, «la mère parfaite» n’a donc «pas livré la vérité». Il n’y a «aucun doute sur les violences qu’elle a commises et leur caractère volontaire», «peut-être excédée pour une raison qu’elle seule connaît». Claire Vuillet requiert une peine de douze ans de réclusion criminelle.

Mercredi matin, lorsqu’ils se sont retirés dans la salle des délibérés, les jurés ont emporté avec eux les longues minutes de l’appel au Samu, la voix haletante de Vanina Reysz tentant de sauver le bébé «tout bleu», le décompte infini pour le massage cardiaque et ses suppliques, «Hugo chéri, chéri, respire». Ils ont emporté une somme d’expertises qui dit l’inverse de l’accusée, sa vie irréprochable, des controverses médicales et les exhortations de la défense : «Est-ce que d’autres hypothèses ont été envisagées ? Qu’est-ce qui nous dit que ce n’est pas une autre personne, un autre proche qui, le 7 octobre ou le 22, a commis des violences ?» Ils ont emporté avec eux deux jours de larmes et dix ans de chagrin. Pourtant, à la stupéfaction générale, ils sont revenus à peine une heure plus tard. Un délibéré tellement expéditif qu’il prend des allures de record national.

De sa voix brusque, devant des avocats outrés – «A quoi ça sert alors de faire un procès ?» –, Antoine Giessenhoffer a annoncé : Vanina Reysz est condamnée à une peine de douze ans de réclusion criminelle. «La justice est une erreur millénaire qui veut que l’on ait attribué à une administration le nom d’une vertu», disait un grand juge, souvent cité par les avocats. A Strasbourg, elle a été rendue en coup de vent, sans empathie ni considération, laissant chacun à sa tristesse. Vanina Reysz est partie en détention, les mains menottées dans le dos. Ses avocats ont prévu de faire appel et de déposer une demande de mise en liberté. Au milieu des stagiaires de seconde et de la foule anonyme, Valérie et Lionel sont restés longtemps front contre front. Puis ils sont rentrés retrouver leurs deux petits garçons qu’ils n’ont jamais pu confier à personne. L., né deux mois après la mort d’Hugo, est suivi par un psychiatre parce qu’il a du retard et ne parle quasiment pas. Il est le grand frère qui «ne veut pas grandir». E., à l’inverse, ne se tait jamais. Il est le petit frère «qui porte la révolte».