Avant 1981, l’article 12 du code pénal était constitué de huit mots. Glaçants. «Tout condamné à mort aura la tête tranchée.» Huit petits mots, que le droit français destinait à pas moins de 69 crimes, de l’assassinat à l’enlèvement de mineur, de l’abandon de poste en temps de guerre à l’espionnage. Et ces huit mots fracturaient violemment la société, structurant la vie politique française d’après-guerre, au fur et à mesure que les voisins européens de la France renonçaient à la peine de mort (1). Sondage après sondage (2), émission de télé après film, il s’agissait, pour chaque citoyen, de savoir s’il était prêt à ce que la justice puisse décider, en son nom, de «couper un homme, vivant, en deux morceaux» (3).
Interview
Cet enjeu social et médiatique majeur apparaît pourtant disproportionné si on le rapporte cyniquement au nombre de cas concernés. C’est que l’enjeu, bien sûr, n’est pas là. Il est éthique, moral. Mais les adversaires de l’abolition ne se priveront pas d’utiliser l’argument statistique, brandissant des chiffres macabres se voulant rassurants : pourquoi tant de bruit pour une demi-poignée de meurtriers quand les accidents de la route tuent par milliers ? Sous les mandats élyséens de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing (1969-1981), embrassant la totalité des années 1970, on compte 23 condamnations à mort et six exécutions. Selon Nicolas Picard, auteur d’une thèse remarquable (4) sur le sujet, 1 369 personnes ont été condamnées à mort entre 1906 et 1981, dont 511 ont été exécutées en soixante-quinze ans, périodes de guerre comprises. Dans les années qui précèdent l’abolition, on exécutera deux fois en 1972, une fois en 1973, une fois en 1976 et deux en 1977. Le dernier guillotiné, Hamida Djandoubi, le sera à Marseille le 10 septembre 1977. Son exécuteur, Marcel Chevalier, dernier bourreau de France, expliquait simplement, en 1980, dans une ahurissante interview à Libération : «Il faut bien que quelqu’un le fasse. Mais je suis resté comme avant. Je suis imprimeur. Le reste, et ben ça vient en plus.»
L’horreur de la sanction
C’est que les deux présidents qui ont précédé Mitterrand, même s’ils n’ont pas toujours gracié, ont chacun à leur manière confié leur répugnance («Je ne suis pas sanguinaire», expliquait le premier quand le second confiait son «aversion profonde» envers la peine de mort), mais chaque affaire est un nouveau palier exacerbant le débat. Chaque condamnation, chaque réquisition même, enflamme de nouveau une question qui ne reste jamais longtemps éloignée de la une des journaux : Buffet et Bontems (1972), Ranucci et le pull-over rouge (1976), Patrick Henry (1977)… Quand la possibilité de la peine de mort s’invite dans une cour d’assises, l’avocat ne plaide plus pour son client, il plaide contre le châtiment : on ne juge plus alors l’horreur des faits mais l’horreur de la sanction ce qui, au fil des affaires qui scanderont les années 70, rendra parfois quasiment impossible la tenue d’une justice sereine quand les tribunaux sont cernés par des foules haineuses. «La vie quotidienne dans une société qui pouvait tuer des gens condamnés par la justice, c’était quelque chose d’intenable», expliquait en 2001 dans Libération l’avocat Thierry Lévy, défenseur de Claude Buffet, exécuté en 1972. Les menaces de mort envers les avocats (voire leur famille) défendant les accusés qui risquaient la guillotine sont monnaie courante, une bombe explose même sur le palier de Robert Badinter, radicalisation extrême d’un combat mené dans une atmosphère de violence inouïe. A tel point que, le 1er février 1977, le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, intervient lui-même dans l’émission phare de l’époque, les Dossiers de l’écran, après que Patrick Henry a échappé à la guillotine, pour tenter d’apaiser une société à fleur de peau.
«J’ai la certitude de rester en vie, et c’est autre chose que l’espoir»
En 1978, sort le livre de Gilles Perrault, le Pull-over rouge, contre-enquête consacrée à l’affaire Ranucci défendant la thèse de l’innocence de l’accusé. Vendu à plus d’un million d’exemplaires, il est adapté au cinéma l’année suivante et impose le sujet dans la campagne présidentielle qui s’annonce, même si les deux favoris, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, ne veulent pas en faire un thème central tant ils savent le terrain miné. Cependant, l’alternative est claire, le président sortant défend le statu quo, son adversaire l’abolition : «Dans ma conscience profonde, qui rejoint celle des églises, la totalité des associations humanitaires internationales et nationales, je suis contre la peine de mort.» L’abolition est la 53e des 110 propositions du candidat socialiste, la France est alors le dernier pays d’Europe occidentale à l’appliquer. Le 10 mai 1981, les dés sont jetés. Philippe Maurice, condamné à mort huit mois plus tôt et détenu à Fresnes comprend qu’il ne sera pas exécuté : «20 heures, Mitterrand est élu. D’un seul coup, je me mets à sourire, un sourire qui a dû rester sur mon visage pendant quarante-huit heures. […] J’ai la certitude de rester en vie, et c’est autre chose que l’espoir.» (5)
La machine judiciaire, dans un dernier soubresaut, s’emballe encore. Le jour même de l’entrée en fonction du nouveau président, le 21 mai, André Pauletto, 44 ans, meurtrier de sa fille, est condamné à mort par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône ; le lendemain, à Saint-Omer, les jurés du Pas-de-Calais infligent la peine capitale à Jean-Pierre Declerck, qui avait tué une fille de 15 ans ; même verdict le surlendemain, dans les Ardennes, pour Patrick François, 26 ans, coupable de la mort d’un garçon de 14 ans. Des peines qui, abolition oblige, ne seront pas appliquées. Le 8 septembre, le projet de loi 310 est présenté par le Premier ministre, Pierre Mauroy. Il est défendu à la tribune de l’Assemblée les 17 et 18 septembre par Robert Badinter. Définitivement adopté le 30 septembre, il est promulgué dix jours plus tard. La loi du 9 octobre 1981 ne comprend que neuf articles. Le premier, l’un des plus courts de la législation française, n’est composé que de six mots : «La peine de mort est abolie.»