La mesure, ces derniers jours, avait fait couler beaucoup d’encre. Et entraîné pas moins de quatre recours en urgence, examinés ce mardi 21 mai au Conseil d’Etat, place du Palais-Royal à Paris : des référés-liberté portés respectivement par la Ligue des droits de l’homme (LDH), la Quadrature du Net, le Mouvement des jeunes kanak en France (MJKF) et par trois Néo-Calédoniens, résidant ou présents sur le territoire ultramarin lorsque l’exécutif, le 15 mai au soir, a annoncé que le réseau social TikTok y était bloqué. Un réseau très utilisé par la jeunesse de l’archipel, confirmera à Libération à la sortie de l’audience Romuald Pidjot, secrétaire général adjoint de l’Union calédonienne, présent dans le public. Le militant indépendantiste, membre de la direction du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), s’alarme d’une atteinte à «une liberté fondamentale, sur des justifications qui sont assez légères».
«Des raisons propres au public de la plateforme»
Alors que la Nouvelle-Calédonie a vécu une semaine de violentes émeutes, au cours de laquelle quatre civils et deux gendarmes sont morts, tandis qu’était voté en métropole le projet de loi très controversé sur le dégel du corps électoral, l’interdiction de TikTok est-elle, comme le veut la formule consacrée, «nécessaire», «adaptée» et «proportionnée» ? Ou constitue-t-elle, à l’inverse, une «atteinte grave et manifestement illégale» à la liberté d’expression et d’information ?
La représentante de l’exécutif, Aurélie Bretonneau, adjointe à la secrétaire générale du gouvernement, s’attelle à justifier la nécessité de la décision. Si le réseau social chinois, à la différence de Facebook, X ou Snapchat, a été bloqué, c’est pour «des raisons propres au public de la plateforme et aux caractéristiques techniques de ce réseau social» : TikTok, poursuit-elle, est «massivement employé par les fauteurs de trouble», son algorithme «facilite la diffusion des vidéos virales», ce qui «rendait très difficile la modération» des contenus par les services de la plateforme. S’il y a urgence, dit-elle, c’est celle de «ne pas faire disparaître ce blocage» avant le retour au calme.
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De l’autre côté de la salle, les avocats des requérants ont la conviction inverse : un tel dispositif, font-ils valoir, est excessif, et il y a bien urgence à y mettre un terme. Ce ne sont pas seulement «certains contenus» qui ont été bloqués en Nouvelle-Calédonie, mais «tout un réseau social», insiste le conseil de la Quadrature du Net, Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh.
Une décision jusqu’alors inédite en France, abonde son confrère Vincent Brengarth, qui représente les trois Néo-Calédoniens. L’avocate de la LDH, Marion Ogier, souligne que «le contexte de violence n’est pas généralisé sur l’archipel», mais concerne pour l’essentiel Nouméa et ses environs, or le dispositif technique de blocage n’a pas fait dans le détail. Si la représentante du gouvernement ne conteste pas la restriction de liberté, elle en relativise la portée : la mesure est «ciblée sur un seul réseau social» et «contournable par l’usage de VPN [réseaux privés virtuels]», au prix d’un ralentissement de la consultation de la plate-forme que l’exécutif a jugé «suffisant».
S’affranchir du droit existant
Outre l’urgence, la grande question est celle du fondement légal de la suspension de TikTok. Comme l’a expliqué Libération, l’exécutif justifie désormais la mesure non pas par l’état d’urgence, décrété le 15 mai dans l’archipel par le président de la République, mais par la théorie des «circonstances exceptionnelles». Cette jurisprudence, qui remonte à la Première Guerre mondiale, permet à l’administration de s’affranchir du droit existant dans les périodes de crise : à charge pour le juge administratif de contrôler les mesures prises. Or, a insisté l’avocate de la LDH, l’état d’urgence actuellement en vigueur prévoit bien la possibilité pour le Premier ministre d’interrompre un «service de communication au public en ligne», mais uniquement en cas d’apologie d’actes de terrorisme ou de provocation à les commettre, et non pour cause de troubles, même graves, à l’ordre public.
En clair, en faisant jouer cette jurisprudence, l’exécutif superpose deux régimes d’exception… et les «circonstances exceptionnelles» permettent de faire ce que l’état d’urgence n’autorise pas. «En rajoutant de l’exceptionnel à l’exceptionnel, on court-circuite le travail du législateur», poursuit Marion Ogier. Sur le banc du gouvernement, Aurélie Bretonneau cite une décision du Conseil d’Etat prise pendant la sortie d’état d’urgence sanitaire, en juillet 2021 : «La circonstance qu’un régime législatif ait été institué pour gérer une telle crise [sanitaire] ne fait pas obstacle à ce que le Premier ministre prenne les mesures appropriées […] dans le cas où le régime institué ne permet pas de répondre à une situation d’urgence.» En résumé : si les mesures de l’état d’urgence ne suffisent pas, Matignon peut en prendre d’autres.
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«On fait état des circonstances exceptionnelles pour justifier une mesure qu’on sait parfaitement illégale dans le cadre de l’état d’urgence», fustige en réponse Vincent Brengarth, qui déplore que l’administration n’ait fourni «aucune espèce d’élément de preuve» quant au rôle moteur de l’utilisation de TikTok dans les émeutes. Les avocates du MJKF, Elsa Marcel et Ingrid Metton, dénoncent pour leur part une «atteinte à un mouvement politique et social de jeunesse» qui «s’organise» par le biais de TikTok, dans un contexte de «sortie unilatérale» de l’Accord de Nouméa de la part du gouvernement.
«La mobilisation de la théorie des circonstances exceptionnelles n’est pas un confort pour l’administration», qui «se met intégralement entre les mains du juge», avance la représentante du gouvernement. Lequel juge a commencé par décider d’un délai supplémentaire. A l’issue de l’audience, le président adjoint de la section du contentieux du Conseil d’Etat, Rémy Schwartz, a prolongé de 24 heures l’instruction du dossier : le temps pour le gouvernement de transmettre des «éléments complémentaires» sur le rôle joué par TikTok, et pour les requérants d’y répondre. La plus haute juridiction administrative aura alors deux jours pour se prononcer.