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A la barre

«C’est les noirs» : à Carcassonne, le procès d’un lynchage raciste commis lors d’une fête de village

A l’été 2022, alors que des rumeurs persistantes de piqûres sauvages parcourent la France, la psychose saisit une fête dans une commune de l’Aude, et aboutit à un déchaînement de violences contre deux hommes racisés. Le procès de trois prévenus s’est tenu ce mercredi 4 septembre.
Passé à tabac le soir de la fête du village, Hans Nomertin (à droite), 26 ans, a eu 6 jours d'ITT. Le 4 septembre au tribunal de Carcassonne. (Nathalie Amen Vals/L'Indépendant. MAXPPP)
par Sarah Finger, correspondante à Montpellier
publié le 5 septembre 2024 à 13h09

Un climat «d’hystérie collective» : voilà comment Anne Nappez, présidente du tribunal de Carcassonne (Aude), décrit les événements qui se sont déroulés le 24 juillet 2022 à Verzeille (488 habitants), un coin de campagne calé entre Limoux et Carcassonne. La juge s’interroge à voix haute : «Comment en est-on arrivé là ?» Ce soir-là, à Verzeille, ça rit, ça boit, ça danse, ça fleure bon l’excitation estivale. Près de la buvette se pressent des rugbymen et des footballeurs, originaires du village ou des environs. Seule fausse note au tableau : des rumeurs persistantes de «piqûres sauvages» s’invitent dans les conversations. On dit que des jeunes filles auraient été victimes de seringues malveillantes. Rappelons qu’à l’époque, de telles affaires, réelles ou supposées, ont été abondamment médiatisées.

Mais à partir de 23 heures, la rumeur vire à la peur. En l’espace d’une à deux heures, trois personnes sont victimes d’un malaise. Les pompiers viennent, puis repartent, puis reviennent. L’un d’eux, appelé deux fois sur place, racontera aux gendarmes : «Les témoins parlaient tous de piqûres […] Nous n’avons constaté aucun point d’entrée sur aucune victime.» De fait, cette affaire restera vierge de toute trace de seringue. Il n’empêche, ce soir-là, la peur vire à la psychose avec cette annonce faite au micro par le DJ : «Attention, ça pique !».

«On n’a rien piqué, on vient d’arriver»

Entretemps, vers minuit, Hans Nomertin, un Guadeloupéen de 24 ans qui vit près de là, débarque à la fête de Verzeille avec quelques copains. Ils sont bientôt rejoints par quatre potes originaires de Mayotte. Les «noirs», comme on les décrit, ne passent pas inaperçus. Et les événements s’enchaînent vite, d’autant qu’un jeune homme s’emploie à souffler sur les braises : Kévin E., 21 ans à l’époque.

Drôle de profil, ce Kévin E.. Simple participant à la fête, il devient vite aux yeux de tous «le vigile». Il appelle plusieurs fois les secours, se faisant passer pour un gendarme du peloton de surveillance et d’intervention (PSIG) alors qu’il est agent de sécurité au tribunal de Saint-Gaudens. Au téléphone, il se dit «sûr à 100 %» qu’il s’agit bien de piqûres et alimente la psychose au sein des fêtards. Dans son coffre de voiture, il transporte un «gilet tactique» qu’il s’empresse d’endosser et empoigne une bombe lacrymogène, sa «gazeuse». «Je croyais qu’il était vraiment du PSIG. C’est lui qui nous a dit ce soir-là que c’étaient les noirs qui piquaient», raconte à la barre l’un des trois prévenus poursuivis pour violences en réunion, Ludovic B., 48 ans, agent de la fonction publique, deuxième adjoint au maire de Verzeille et vice-président du comité des fêtes.

«C’est les noirs.» La phrase se répand dans une odeur de poudre. Vers 1 heure du matin, deux jeunes hommes racisés sont pris à partie par Kévin E., accompagné d’autres hommes de la fête. On leur demande de vider leurs poches, on les fouille, on leur dit de se mettre à terre. Nelson, 44 ans, était présent ce soir-là. Ce témoin se souvient qu’alors que ces jeunes se voient reprocher «d’avoir piqué», ils se croient accusés de vol et rétorquent : «On n’a rien piqué, on vient d’arriver !» Puis Nelson raconte «le lynchage», intervenu après la fouille en règle et le gazage des noirs tandis que le «blanc» qui les accompagnait n’était pas inquiété.

«Tuez-le !»

En effet, tandis que Hans Nomertin et son ami Mourad partent chercher des cigarettes dans leur voiture, deux hommes viennent leur demander des comptes : Ludovic B., l’adjoint au maire, et Yannis A., fils de la présidente du comité des fêtes, 20 ans à l’époque. Les «explications» tournent vite au vinaigre. Kévin arrive à son tour et gaze tout le monde.

Mourad, qui n’a pas porté plainte, racontera avoir reçu des coups de pied, de poing, de genoux. Hans, lui, cherche à fuir. Les yeux en feu, il heurte un banc, tombe dans un fossé. Là, les coups pleuvent. Une partie de son tabassage est filmée par une personne restée anonyme ; 28 secondes qui donnent la nausée. Présente à l’audience, la mère de Hans quitte discrètement la salle pour ne pas voir cette vidéo. On y aperçoit Ludovic B. et Yannis A. s’acharner sur cet homme à terre. Autour de lui, des voix crient : «baisez-le les gars !», «allez-y les gars !», «relevez-le on l’encule !», «tuez-le !». Combien de participants à cette fête ont frappé, encouragé, incité au lynchage ? Une trentaine, comme l’affirment certains ? On l’ignore. «Beaucoup de témoins se sont rétractés», regrette Samuel Thomas, président de la Maison des potes, association qui s’est portée partie civile (tout comme SOS Racisme).

«J’essaie de me reconstruire»

A la barre, Ludovic B. et Yannis A. sont bien forcés de se reconnaître sur les images diffusées à l’audience. Mais tous deux affirment que les premiers coups ont été portés par Hans et Mourad. Une version appuyée par Kévin E., mais mise à mal par la présidente, qui rappelle que le médecin légiste n’a constaté aucun hématome sur les deux agresseurs. En revanche, 6 jours d’ITT ont été prescrits à Hans et trois jours à Mourad. Pourquoi s’être acharné sur Hans ? «Nous avons eu peur qu’il soit armé», répond Ludovic B., qui a conservé son poste d’adjoint au maire de Verzeille. Tous deux réfutent une quelconque dimension raciste de leurs actes, Yannis précisant que son père est d’origine marocaine. Idem pour Kévin E. : ce grand balèze, coupe en brosse et crâne rasé sur les côtés, assure «qu’on s’en fout de la couleur de peau».

Pour Samuel Thomas, la dimension raciste du dossier ne fait aucun doute. Mais la présidente s’interroge : pourquoi victimes et témoins n’ont-ils pas parlé de mobile raciste dans leur déposition ? Hans, polo et pantalon blancs, barbe bien taillée, explique calmement que c’était «clair» pour lui, qu’il a eu «immédiatement» ce sentiment. «A l’époque, poursuit-il, j’étais livreur et je devais passer un examen important pour moi. A cause de tout ça, je n’ai pas eu la force de le passer, et je n’ai pas pu travailler pendant un an. Depuis, j’essaie de me reconstruire, j’ai repris mon boulot de livreur.» Mais, confie-t-il à Libération, «je demande à éviter le secteur de Verzeille». La procureure demande dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis pour Kévin E., l’interdiction de détenir une arme ainsi qu’un stage de citoyenneté. Douze mois d’emprisonnement avec sursis ont été requis à l’encontre de Ludovic B., l’interdiction de détenir une arme et d’exercer une fonction publique pendant un an. Le parquet requiert soixante-quinze heures de travaux d’intérêt général pour Yannis A. et, pour lui aussi, l’interdiction de détenir une arme et un stage de citoyenneté. La décision du tribunal, mise en délibéré, sera rendue le 13 novembre.