Des droits exceptionnels gravés dans loi pour les forces de l’ordre. Voilà ce que pourrait accorder le gouvernement au terme de la séquence ouverte il y a un mois par la mort de Nahel M., un Français d’origine maghrébine de 17 ans. Des faits pour lesquels le policier auteur du tir a été mis en examen pour «homicide volontaire» et placé en détention provisoire. Depuis cet événement, un renversement total s’est joué. D’abord, des révoltes dans tout le pays répondent à cet homicide policier – le quinzième en un peu plus d’un an dans des circonstances similaires. La répression policière de ce mouvement fait un mort et plusieurs blessés graves. Parmi eux, Hedi, 21 ans, touché par un tir de LBD à la tête et tabassé à Marseille, dans la nuit du 1er au 2 juillet. Pour ces faits, quatre fonctionnaires de la brigade anticriminalité (BAC) sont mis en examen pour «violences aggravées» et l’un d’entre eux est placé en détention provisoire. Le débat public sur la place de la police dans la société et sur les réformes nécessaires pour une police démocratique va vite être refermé.
Pour protester, une partie de la police – «5 %» sont en arrêt maladie selon le ministre – entre en grève déguisée. Ce mouvement subversif reçoit le soutien du directeur général de la police nationale (DGPN), Frédéric Veaux, qui déclare, dimanche, qu’un policier n’a pas sa place en prison avant son procès, et du préfet de police de Paris, Laurent Nuñez. La quasi-totalité des représentants du monde judiciaire s’indigne de ce coup de boutoir contre son indépendance et la séparation des pouvoirs. Mais jeudi soir, le ministre de l’Intérieur s’affiche, dans un commissariat parisien, entouré des deux hauts fonctionnaires : Frédéric Veaux «a parlé comme parle un chef vis-à-vis de ses policiers, je le soutiens totalement et je suis très fier que ce soit mon collaborateur», affirme Gérald Darmanin lors de sa première prise de parole depuis le début de la protestation, la semaine dernière – une prise de parole réservée à la seule caméra de BFMTV. Et d’ajouter : «Je veux assurer les policiers de toute ma reconnaissance, de tout mon soutien et de toute ma confiance.»
Pour marquer son indéfectible soutien à une corporation en sédition, le ministre reçoit dans la foulée les syndicats de police, place Beauvau. A la sortie, ces derniers claironnent. «On avait un ministre plutôt à l’écoute, plutôt d’accord avec nos propositions […] il a dit qu’il nous soutenait», résume Fabien Vanhemelryck, secrétaire général d’Alliance, syndicat d’extrême droite. Le ministère laisse ces organisations exposer le contenu des échanges et leur satisfaction, et se borne à faire savoir que «Gérald Darmanin a accueilli les propositions des syndicats, et demandé au DGPN d’étudier leur faisabilité opérationnelle et juridique». Une nouvelle réunion aura lieu à «la fin de l’été».
Statut spécifique pour les policiers mis en examen
Les tracts émis par le «bloc syndical» formé par Alliance et l’Unsa, et par Unité-SGP (80 % à eux trois aux élections professionnelles) ont déjà des airs de triomphe, chacun listant ce qui était demandé et ce qui a été obtenu. «Le ministre répond favorablement à notre demande d’étudier une modification de l’article 144 du code de procédure pénale», qui encadre le placement en détention provisoire, écrit par exemple la première force syndicale du ministère. Darmanin se serait donc engagé à «étudier la loi pour revenir sur la détention provisoire d’un policier agissant en mission», selon Unité-SGP. Il s’agit de l’«un des critères du statut spécifique du policier mis en examen» réclamé par les organisations. Ce statut spécifique serait consacré par l’invention de «juridictions et magistrats spécialisés» pour les affaires mettant en cause des policiers, précise le tract d’Unité-SGP. Il est question de «travailler rapidement avec le garde des Sceaux» sur le sujet.
La création d’un statut spécial pour les forces de l’ordre est une antienne syndicale. En 2016, deux fonctionnaires sont tués à leur domicile à Magnanville (Yvelines) par un terroriste, et deux autres agents sont gravement brûlés dans leur voiture à Viry-Châtillon. Ces deux événements vont être le ferment de nouvelles demandes syndicales, auxquelles le gouvernement socialiste répond en lançant un groupe de travail (qui aboutira à la loi de 2017 assouplissant l’usage des armes par les fonctionnaires). Ce dernier, dirigé par la magistrate Hélène Cazaux-Charles, proche de Manuel Valls, étudie notamment la demande syndicale de ne plus placer en garde à vue les policiers en cas de mise en cause. Sur ce point qui fait particulièrement écho aux revendications actuelles, le rapport concluait qu’une telle mesure serait «contradictoire avec la position […] d’avoir à rendre compte, en toutes circonstances, à l’autorité judiciaire». D’autres risques étaient présentés : «Celui du soupçon d’une trop grande proximité entre police et justice, notamment lorsqu’il faut établir la réalité des faits et prévenir tout risque de concertation ou de pression ; ensuite, celui de la fragilité constitutionnelle d’un statut, en procédure pénale, qui serait assis seulement sur la profession ; enfin, celui de la complexité procédurale induite par une telle solution.» Une mise en garde désormais balayée par l’exécutif macroniste.
Anonymat et protection fonctionnelle
«Des travaux sur la généralisation de l’anonymisation des policiers» seront lancés «rapidement», selon le bloc syndical. Soulignant l’obstacle que représente la Constitution à leurs revendications, Unité-SGP complète : cette «anonymisation totale» devra faire l’objet d’un texte «sans craindre de rejet du Conseil constitutionnel». Cette mesure, défendue lors de la dernière élection présidentielle par Valérie Pécresse, Eric Zemmour et Marine Le Pen, conduirait à rendre anonyme l’ensemble des procès-verbaux réalisés par des policiers, comme c’est le cas, par exception, en matière terroriste.
Le ministère annonce par ailleurs à Libé qu’une mission de l’Inspection générale de l’administration (IGA) sera lancée pour «étudier comment améliorer les modalités de recours à la protection fonctionnelle». Ce mécanisme permet notamment aux fonctionnaires de voir leurs frais d’avocat être payés par l’administration de manière quasi systématique quand ils sont victimes, et dans une moindre mesure quand ils sont mis en cause. D’après le bilan social de la police nationale de 2019, cette année-là, plus de 31 000 protections fonctionnelles avaient été accordées à des policiers victimes (pour quelque 300 refus) ; en revanche, 104 avaient obtenu une protection fonctionnelle en tant que mis en cause, et 30 se l’étaient vu refuser. Dans un rapport de 2013, l’IGA pointait le coût élevé pour les finances publiques de ce dispositif, notamment en ce qui concerne les plaintes pour «outrage et rébellion». En 2011, 20 289 demandes de protection fonctionnelle avaient été accordées. Soit une hausse de 50 % depuis.
Primes maintenues lors de suspensions
Autre acquis revendiqué par Unité-SGP : le «maintien des primes en plus du traitement lors d’une suspension». Il s’agit d’une réalité méconnue, mais il n’est pas rare que des policiers mis en cause pour des faits de violence, et interdits d’exercer par l’autorité judiciaire – et donc privés de revenus pour absence de service fait –, soient suspendus par leur administration. Cette décision, qui n’est pas nécessaire, permet de maintenir leur traitement. Ainsi, les fonctionnaires concernés – que ce soit le policier qui a éborgné Adnane Nassih ou celui qui a tué Nahel M. – sont donc payés par le ministère de l’Intérieur alors qu’ils ne travaillent plus. Les syndicats veulent aller plus loin, en maintenant le complément de revenus que sont les primes. L’affaire semble pliée, puisque le tract du bloc syndical adopte l’indicatif : «Les primes seront maintenues lors d’une suspension.»
Les organisations représentatives promettent de rester «attentives» et «déterminées» quant au «respect de la mise en œuvre» de ces engagements. Celle-ci incombera à la fois au législateur et au ministre de l’Intérieur… mais peut-être aussi à celui de la Justice. Ainsi, Alliance et l’Unsa annoncent qu’«une réunion commune avec le garde des Sceaux est prévue pour la rentrée». Récemment, Eric Dupond-Moretti s’est fait discret. Dans un tweet, il citait un morceau choisi de l’allocution présidentielle du début de semaine pour rappeler que «nul n’est au-dessus de la loi de la République». En déplacement dans le Vaucluse, l’ancien avocat a ajouté que «la justice a besoin, comme les policiers, de respect, d’indépendance, qu’on la laisse travailler». La police, elle, semble surtout avoir besoin d’un statut d’exception.