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Libération
50 ans, 50 combats

Des QHS à la surpopulation carcérale, «Libé» avec les prisonniers

Libération a 50 ansdossier
«Libé, journal des taulards» : l’envers des barreaux a, dès les débuts, été une préoccupation centrale. Conditions d’enfermement, petites annonces, longues peines… Le quotidien n’a jamais cessé de dénoncer un univers pénitentiaire que la société préférait ne pas voir.
La une de «Libé» du 26 novembre 1985.
publié le 30 octobre 2023 à 14h46

S’il y a bien un thème indissociable de l’histoire de Libération, c’est la prison. Dès ses premiers pas, le quotidien documente abondamment l’univers carcéral, des brèves aux unes. Grèves de la faim, automutilations, mutineries, sit-in sur les toits…. C’est l’époque post-soixante-huitarde des luttes collectives menées par les prisonniers, de la remise en cause du système pénitentiaire depuis l’intérieur comme de l’extérieur, du Groupe d’information sur les prisons (GIP), initié par le philosophe Michel Foucault, et du Comité d’action des prisonniers, lancé par son ami Serge Livrozet, ex-détenu et compagnon de route du premier Libé. La réflexion sur l’enfermement agite la société, le journal l’encourage et se dresse contre «l’Etat de peur» de la droite giscardienne. «La prison a toujours occupé une grande place, c’était un des combats les plus importants», affirme Dominique Simonnot, rubricarde judiciaire de 1991 à 2006 et désormais Contrôleuse générale des lieux de privations de liberté (CGLPL) : «Libé, c’était le journal des taulards.»

Petites annonces

L’expression n’est pas galvaudée : de sa naissance au début des années 80, le quotidien abrite les pages Taulards, petites annonces gratuites réparties par secteur et établissement. Bernard, bâtiment 1, Fleury-Mérogis : «Détenu, 33 ans, poète, demande qu’une fille lui tende la main, et peut-être son cœur. Il précise que du fond de sa solitude renaîtra un printemps qui dort.» Hocine, centre des jeunes détenus : «Cherche personne pouvant m’aider à sortir de prison en me faisant une promesse d’embauche, SVP le plus tôt possible.» Grâce à elles, certains se sont mariés. Des clavistes, à l’instar d’Annie Livrozet, femme de Serge et véritable pilier de la rubrique, dépannent les détenus en timbres ou jouent les intermédiaires, comme pour cette «taularde de Fleury» qui aurait bien besoin d’un jean, d’un chemisier et de «fric pour payer son avocat».

Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si plusieurs plumes engagées finissent par prolonger leur combat hors des pages. Ainsi, Catherine Erhel, journaliste de 1982 à 1995, deviendra présidente de l’Observatoire international des prisons (OIP). Comme souvent à Libé, c’est d’abord une affaire intime : celle qui signait ses articles «CRL» «avait été emprisonnée un temps après Mai 68, puis avait livré en 1977 son témoignage sur l’enfermement des femmes dans un livre intitulé Prisonnières», racontait à sa mort en 2007 Patricia Tourancheau, signature «police-justice» de 1991 à 2015. Autre figure incontournable, Zina Rouabah œuvra, elle aussi, pour l’OIP après son passage au journal. Quant à la désormais CGLPL, Dominique Simonnot, elle fut conseillère d’insertion et de probation avant d’arriver à la rédaction…

Plutôt David que Goliath, Libé a toujours été le porte-voix des «faibles» : marginaux, ouvriers, sans-papiers… Qui d’autre que les enfermés eux-mêmes pour dire ce que la prison fait aux êtres ? Les pages accueillent des passe-muraille tels Abdel Hafed Benotman, «gentleman braqueur» devenu auteur de polars ; François Korber, «poil à gratter» créateur de l’association Robin des lois ou Roger Knobelspiess, sauvé des quartiers de haute sécurité (QHS) par l’écriture. Mais s’il est un «gangster intellectuel» resté dans les annales du journal, c’est Jacques Mesrine et son interview exclusive, accordée à Gilles Millet en pleine cavale et publiée le 3 janvier 1979, pour protester contre les conditions de vie dans les QHS, ces «prisons dans la prison» où on «fabrique les fauves de demain». «Est-ce une raison parce qu’il est un gangster de ne pas l’entendre ?», interroge en une le journal, qui luttera beaucoup contre ces unités ultrasécurisées.

Le Libé des débuts affiche un militantisme débordant, parfois sans nuance. Le ton et le vocabulaire détonnent, on «romantise» les bandits. «Longtemps l’expression “malfaiteur” fut proscrite dans les colonnes du journal. On lui préférait “truand”, “voyou”, “bandit”, “voleur”, “violeur” ou “assassin”, pour qualifier les actes et éviter l’Inquisition», racontait dans le livre anniversaire des 40 ans, Béatrice Vallaeys, plume historique de Libé, décédée au printemps. «Le journal s’est professionnalisé. Quand je suis arrivée, j’ai demandé qu’on n’écrive plus “les matons”. Je trouvais ce terme méprisant, le combat ne se jouait pas là. J’avais envie que les surveillants nous lisent», se souvient Dominique Simonnot.

L’accession au pouvoir de François Mitterrand marque le début des grâces collectives – lesquelles seront supprimées par Nicolas Sarkozy, «prisonnier du tout-répressif», titrera Libé le 9 juillet 2007. En 1981, c’en est surtout fini de l’échafaud. Après avoir bataillé pour l’abolition de la peine de mort, le journal ferraillera contre son prolongement : les longues peines, ces «emmurés vivants» condamnés à une mort sociale à petit feu, mais aussi la perpétuité «réelle» pour les violeurs et tueurs d’enfants. «Chaque époque a recherché le châtiment suprême qui éliminerait les criminels. Des sanctions plus proches de la vengeance que du droit privé», fustige le chapô d’un article en 1993.

«C’est l’enfer»

Le quotidien est la mémoire des luttes et de l’évolution des droits : en 1985, Libé – déjà en pointe sur les jeux de mots – titre en une : «les taulards libres de changer de chaîne» pour saluer l’entrée des téléviseurs en cellule, impulsée par Robert Badinter. En 1993, le journal rend compte du premier rapport de l’OIP, «pari un peu fou» de militants lyonnais ambitionnant de «révéler les manquements aux droits de l’homme constatés dans les prisons».

Se plonger dans les archives a aussi ceci de vertigineux que les maux qui affectent les prisons et la justice d’aujourd’hui sont déjà là, identifiés et dénoncés. «Des moyens, le ministre de la Justice n’en a pas ou peu. Toute réforme bute immanquablement sur le manque d’effectifs, de magistrats ou de surveillants», regrette un éditorial en 1985, soulevant ce qui est depuis devenu le problème majeur des geôles françaises, la surpopulation, dont «on parle beaucoup, sans lui donner son vrai nom : c’est l’enfer».

«A l’époque, il y avait une forte portée politique à mettre en une la prison, se remémore François Devinat, à Libération de 1978 à 2001 et qui signait d’abord ses articles sous l’alias Pierre Mangetout. Par la suite, ça a quand même un peu bougé dans les prisons, le combat est devenu moins emblématique.» «Le lien entre la prison et la société du dehors se distend, contextualise Philippe Artières. Après le départ de la chancellerie de Robert Badinter, la détention sort du champ politique : elle n’est plus un objet pour la gauche. C’est aussi le moment où la question de la police devient plus centrale, avec la mort de Malik Oussekine…»

En 2000, le livre-témoignage Médecin chef à la prison de la Santé de Véronique Vasseur suscite néanmoins une onde de choc. L’éditorial de Libé est sans appel : «Par ladrerie et par indifférence, la République française n’a pas un système pénitentiaire qui corresponde à l’image qu’elle se fait d’elle-même et aux proclamations humanistes qui ornent ses façades. Cette disgrâce est possible parce que le système pénitentiaire a largement réussi à se soustraire aux regards du dehors.» C’est justement pour donner à voir ce dedans que le journal explore la réalité carcérale sous toutes ses dimensions : des années sida au phénomène des suicides, en passant par le sport, l’enjeu de la réinsertion, la vieillesse ou les «fous» embastillés au lieu d’être soignés…

Après les années 2000, les unes sont moins fréquentes, mais demeurent. Sur les longues peines ou les femmes, «minorité invisible» de la détention. Sur «une justice expéditive et ultrarépressive» aussi, que Libé contribua à dénoncer avec sa chronique «Flagrants délits» puis «Carnets de justice». «La prison est la punition quasi naturelle des comparutions immédiates. On est là au cœur du problème de la surpopulation carcérale. Il faut arrêter cette tragédie», dénonce le juge Serge Portelli en 2003, quand un ex-détenu éclaire : «En France, les prisons ne changent que quand les détenus se révoltent. Mais c’est de plus en plus difficile de s’organiser et de se faire entendre. D’abord, il y a de moins en moins de solidarité à l’intérieur. […] Ensuite, l’administration fait tout pour isoler de plus en plus. Et beaucoup de jeunes ont intégré la prison dans leur mode de vie, ils n’ont pas de conscience politique, ne vont pas s’organiser pour protester ou alors juste dans des accès de rage viscérale, en tapant un surveillant. Enfin, il faut des relais à l’extérieur.»

Scandale silencieux

Le come-back de la gauche et l’arrivée place Vendôme de Christiane Taubira, au printemps 2012, revivifie le débat sociétal sur le sens de la peine et ses alternatives. En un an, la prison s’invite cinq fois en une : «La gauche veut faire sauter le verrou», «Sept propositions pour la justice», «Fleury, maison d’arrêt sur images», «Prisons, le triste record», «La prison hors les murs». En 2018, c’est le mouvement de grève, massif et inégalé, des surveillants, après une agression par un détenu jihadiste, qui porte de nouveau la prison en manchette.

La question de la condition carcérale n’a jamais quitté les pages. «A l’heure où les débordements policiers sont inlassablement révélés, à l’ombre on retrouve les mêmes ingrédients : l’omerta, l’esprit de corps, la force légitime détournée», accuse Libération en 2021 sur le scandale silencieux des violences commises par les surveillants. Pendant le Covid, où on craignait un embrasement des taules, entre clusters et parloirs clos, le journal a raconté la première semaine du confinement par la voix des premiers concernés, l’émission quotidienne de radio l’Envolée, puis a relayé l’alerte de la CGLPL sur l’urgence d’agir face à une surpopulation chronique et qui continue de grimper… «Avant, on ne parlait pas beaucoup de la prison, conclut Dominique Simonnot. Libé a essaimé un peu partout dans les autres journaux. Et ce combat ne s’est jamais éteint.»