«Un problème dont notre cohésion sociale dépend.» Ce vendredi 29 septembre, devant le Conseil d’Etat, l’avocat Antoine Lyon-Caen a livré, avec sa plaidoirie, la dernière pièce de l’action de groupe lancée au début de l’année 2021 par six associations pour faire cesser les contrôles d’identité dits «au faciès». Amnesty International, Human Rights Watch et le réseau Open Society Foundations, le Réseau égalité antidiscrimination justice interdisciplinaire, Pazapas et la Maison communautaire pour un développement solidaire, demandent à la juridiction administrative suprême de reconnaître le caractère discriminatoire de cette pratique policière et de contraindre l’Etat à l’abandonner. Cette affaire, examinée par la formation la plus solennelle du Conseil d’Etat, l’Assemblée du contentieux, chargée des affaires présentant une «importance exceptionnelle», ne vise donc pas à réparer le préjudice personnel subi par des victimes de contrôles discriminatoires mais de contraindre à des réformes «structurelles».
Dans leur requête, les organisations demandent notamment une modification de la loi pour interdire explicitement les contrôles fondés sur des critères d’apparence physique et réduire le pouvoir de la police en ne permettant ces actes qu’en cas de «soupçon objectif et individualisé», et seulement sur réquisition de la justice (et non à l’initiative de l’agent). Aujourd’hui, le code de procédure pénale prévoit que ces contrôles sont possibles si les policiers ont des raisons «plausibles de soupçonner» qu’une personne a commis ou se prépare à commettre un délit.
Des pratiques «graves» et «répandues»
Les requérants réclament également la mise en place d’un «mécanisme de plainte efficace et indépendant» et la création d’un «système d’enregistrement et d’évaluation des données relatives aux contrôles d’identité, et de mise à disposition de toute personne contrôlée d’une preuve de contrôle». Cette dernière mesure correspond à la promesse de campagne de François Hollande en 2012 de créer un récépissé de contrôles d’identité, mais qui avait finalement été enterrée par les socialistes.
Lors de l’audience publique tenue ce vendredi devant le Conseil d'Etat, la rapporteuse publique, Esther de Moustier, a souvent marché sur une ligne de crête. Un chemin parfois difficile à suivre pour l’auditoire. La magistrate administrative, dont l’avis est pris en compte par la formation de jugement, ne voit pas dans les contrôles d’identité une discrimination «systémique», mais affirme pourtant que les éléments rassemblés par les requérants permettent de présumer de l’existence de pratiques «graves», «répandues» et «ne se limitant pas à des dérives individuelles comme le prétend le ministère de l’Intérieur». Ce dernier a, par ailleurs, fait le choix de ne pas être représenté par un avocat à l’audience.
«Poser des mots sur notre vécu»
Les six associations s’appuient notamment sur des témoignages de victimes, qui, pour certaines, ont fait condamner l’État pour faute grave ces dernières années. Mais aussi sur la connaissance accumulée depuis une quinzaine d’années par plusieurs enquêtes menées par des chercheurs et par le Défenseur des droits. «Cette pratique des contrôles au faciès est généralisée et vise essentiellement les jeunes noirs et arabes, ou supposés tels», plaide l’avocat Antoine Lyon-Caen.
Mais, insiste la rapporteuse publique dans son intervention, la carence de l’Etat n’est pas démontrée. La magistrate estime qu’en la matière, des avancées sont à mettre au crédit du ministère de l’Intérieur, et cite comme exemple le port, par les agents, de caméras et d’un matricule, le «RIO». Les autorités pourraient-elles cependant en faire plus ? «Oui», assure Esther de Moustier, mais une grande partie des mesures demandées par les six associations relèvent «de la compétence du seul législateur», auquel la justice administrative ne peut rien imposer. La rapporteuse publique propose donc au Conseil d'Etat de rejeter la requête.
«Une collection de fautes lourdes commises par les agents ne constitue pas un manquement de l’Etat ?», interpelle Antoine Lyon-Caen, qui regrette, à la sortie de l’audience, «l’indulgence» de la rapporteuse publique vis-à-vis de l’État. L’artiste Achille Ndari, 43 ans, présent au côté de l’avocat, a assisté à l’audience. Il est l’une des victimes dont le témoignage a nourri l’action de groupe des ONG. «Mon premier contrôle très musclé est arrivé quand j’avais 19 ans. J’étais tenu en joue par des policiers qui m’appelaient le “négrillon”», confie-t-il. Ce vendredi, il se dit «heureux», que cette audience ait été l’occasion de «poser des mots sur notre vécu». La décision du Conseil d’Etat doit être rendue dans environ un mois.