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Décryptage

Soulèvements de la Terre : une dissolution opaque ?

Annoncée pour la mi-avril, l’interdiction du mouvement écolo semble suspendue. Si le gouvernement indique que la procédure suit son cours, les difficultés, notamment juridiques, compliquent la mise en œuvre de la sanction souhaitée par Darmanin.
Lors d'une mobilisation contre l'A69 organisée entre autres par les Soulèvements de la Terre, à Saïx le 22 avril. (Marion Vacca/Libération)
publié le 1er mai 2023 à 16h56

Chaque mercredi, à l’issue du Conseil des ministres, le même scénario se répète. Les soutiens des Soulèvements de la Terre, menacés de dissolution par Gérald Darmanin au lendemain de la manifestation de Sainte-Soline contre les mégabassines, retiennent leur souffle. La décision, qui doit être prise par décret en Conseil des ministres après une procédure contradictoire de dix jours, devait intervenir à la mi-avril. Mais, depuis, rien n’a été annoncé. Répondant dans l’urgence après la mobilisation qui a fait plusieurs blessés très graves côté manifestants, comme Serge D. dont le pronostic vital reste engagé, Gérald Darmanin avait voulu taper fort et annonçait sous les applaudissements des députés dès le 28 mars que la dissolution serait proposée «à un prochain Conseil des ministres». Dès le lendemain, les deux personnes considérées par Beauvau comme les «principaux dirigeants» du mouvement recevaient à leur domicile les griefs du gouvernement à leur encontre.

Le 1er avril, le ministre de l’Intérieur réitère dans le JDD et annonce alors la date de mi-avril. Une semaine plus tard, le 7 avril, les avocats des Soulèvements de la Terre répondent dans une missive de 10 pages aux accusations de Beauvau. Le même jour, une délégation, qui se présente comme des représentants du mouvement, se rend au ministère de l’Intérieur. Depuis, c’est silence radio.

«Risques juridiques»

Simple retard ou vrai recul ? «Le gouvernement temporise car il est conscient des risques juridiques», analyse Sébastien Mabile, avocat spécialiste de l’environnement, qui a participé à la «coalition» montée pour intervenir en soutien juridique des Soulèvements. Ce mouvement, issu de la lutte contre l’aéroport Notre-Dame-des-Landes et co-organisateur de la manifestation de Sainte-Soline, se développe depuis plus de deux ans, en fédérant de nombreuses associations de protection de l’environnement, des collectifs territoriaux, des syndicalistes, des paysans, des chercheurs, des citoyens lambdas, autour de la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et des ressources en eau.

«Gérald Darmanin a forcé les choses et ses services juridiques doivent désormais avoir du mal à mettre en musique cette décision politique», souligne Serge Slama, professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, convaincu qu’une dissolution aurait toutes les chances d’être considérée comme «illégale» par le Conseil d’Etat. Car Beauvau s’appuie sur l’article L212-1 du code de la sécurité intérieure, qui dispose notamment que les associations ou groupements de faits peuvent être dissous en cas «d’agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens», une disposition introduite par la loi «séparatismes». Mais la plus haute juridiction administrative française «est extrêmement exigeante sur l’imputabilité des violences», avertit le juriste, par ailleurs soutien affiché du mouvement.

En clair : pour mener à bien son projet, le ministère de l’Intérieur doit parvenir à démontrer que les actes de violence qu’il cite dans ses griefs, notamment ceux survenus à Sainte-Soline, sont imputables aux Soulèvements de la Terre. Selon Sébastien Mabile, «ils seront très difficiles à caractériser». «Non seulement ils ne sont pas les seuls à avoir appelé à cette manifestation interdite, détaille Serge Slama, mais en plus ils n’ont jamais appelé explicitement à la violence.» Gérald Darmanin a d’ailleurs déjà essuyé un échec dans une procédure similaire en 2022 : la dissolution du Groupe antifasciste Lyon et environs. Le ministre de l’Intérieur leur reprochait des affrontements avec la police, survenus après leurs appels à manifester. «Le Conseil d’Etat a considéré que ces actes de violence ne leur étaient pas imputables», explique Serge Slama.

«Leur menace a fédéré»

Au-delà de ces obstacles, les Soulèvements de la Terre ont une force : ils ne sont pas seuls. Depuis l’annonce de leur dissolution, des dizaines de comités locaux se sont constitués – ils sont 140 aujourd’hui selon le porte-parole du mouvement, Benoît Feuillu – et le nombre de leurs soutiens ne fait qu’augmenter. La riposte a d’abord pris la forme d’une pétition, lancée le 30 mars. Le texte, intitulé «Nous sommes les Soulèvements de la Terre», invite tout un chacun à affirmer son affiliation au mouvement. A ce jour, ils revendiquent près de 100 000 signatures, parmi lesquelles celles des écrivains Alain Damasio et Corinne Morel Darleux, de l’anthropologue Philippe Descola, ou encore de l’humoriste Guillaume Meurice.

Ils sont nombreux à s’être déplacés, le 12 avril, à une soirée de soutien organisée pour dénoncer «les atteintes aux libertés fondamentales» induites par l’annonce de cette dissolution. «Quelle est la menace la plus grave ? a interrogé la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte. Est-ce la poursuite de tendances non soutenables […] ? Ou bien est-ce cette contestation qui dérange ?» L’appui de celle qui est aussi coprésidente d’un des groupes de travail du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat de l’ONU n’est pas anodin. «C’est quelqu’un de très institutionnalisé, sa présence a pu les faire réfléchir à deux fois avant d’aller plus loin», analyse la députée écolo de la Vienne Lisa Belluco, très mobilisée dans la lutte contre les bassines.

«Le fait que ce ne soit toujours pas dissous montre que c’est difficile pour le gouvernement de le faire. Ils se sont rendu compte que leur menace a fédéré énormément du côté des Soulèvements, et pas que des gens considérés comme des «écoterroristes» par Darmanin», analyse Marine Tondelier, secrétaire générale d’EE-LV, qui a rencontré Elisabeth Borne à Matignon le 4 avril. Je lui ai dit qu’ils n’arriveraient pas à dissoudre, puisque c’est un collectif informel qui compte énormément de monde : la Confédération paysanne, Attac, EE-LV… Des gens qui travaillaient ensemble avant et continueront après.»

«C’est une suspension»

Car au-delà de la difficulté de cette procédure, les suites interrogent. «L’intérêt d’une dissolution réside dans la possibilité de poursuites pénales en cas de reconstitution», explique Serge Slama. L’article L431-15 du code pénal punit de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende «le fait de participer au maintien ou à la reconstitution, ouvert ou déguisée, d’une association ou d’un groupement dissous». «C’est ça, le problème du gouvernement. Si la dissolution est approuvée, que vont-ils faire face à cette nébuleuse ? interroge le maître de conférences. Il sera matériellement impossible «d’engager des poursuites contre chacun de ses membres ou comité local», abonde Me Sébastien Mabile.

Contactés à propos de l’avancée du projet de dissolution, le ministère de l’Intérieur et le cabinet de la Première ministre se renvoient la balle. «C’est toujours en cours, les délais ne sont pas inhabituels», soutient Beauvau. «C’est un gros travail car – et c’est heureux – les critères pour arriver à dissoudre sont drastiques et précis», affirme de son côté une source à Matignon. «Ils ont reculé par rapport aux dates annoncées, mais on ne peut pas encore dire qu’ils ont renoncé. Pour l’instant, c’est une suspension», tempère Benoît Feuillu en attendant le prochain Conseil des ministres. Pour le porte-parole, le mouvement ne se fait «aucune illusion. Ce n’est pas parce qu’ils se prennent un revers qu’ils ne vont pas chercher d’autres moyens de réprimer les Soulèvements de la Terre». Alors que les militants écologistes et antibassines font déjà l’objet d’une stricte surveillance, Lisa Belluco s’interroge : «Est-ce que leur stratégie ne va pas être celle d’une répression encore plus forte ou la répression individuelle des militants